A l'occasion de son exposition dans les espaces de la Fondation Taylor dont nous avons parlé, Gérard Le Cloarec avait demandé et obtenu qu'une jeune artiste présente son travail en même temps que lui : Mathilde Barazer de Lannurien. Ce seul fait m'a paru particulièrement intéressant : une peintre exposait ses oeuvres par le seul choix d'un tiers, un autre peintre, apportant ainsi matière à qui veut réfléchir sur l'expérience esthétique. Cette dernière est donc ici celle d'un spectateur, non celle de l'artiste-créateur, et cette expérience n'est pas comparable à celle du philosophe Alain par exemple, qui entreprenait une psychologie de la création. Bien sûr, toute oeuvre suppose une initiative de l'artiste qui, peu à peu, se fait lui-même spectateur de ce qu'il fait, mais ce n'est pas la même chose. Avec l'apparition de Mathilde Barazer de Lannurien, nous sommes invités à nommer réflexion esthétique l'expérience d'un spectateur. A ce stade, nous n'avons pas besoin de savoir que Mathilde est petite fille et arrière-petite-fille de peintres, et qu'elle leur doit sans doute l'extrême précision de sa manière.
Au premier regard, les images proposées par Mathilde Barazer semblent destinées à des livres pour enfants : des « jungles » où évoluent panthères, lionnes, léopards et autres fauves dont les pelages s'articulent parfaitement avec les formes de la végétation environnante. A l'évidence, les tableaux de Barazer sont pensés, mais nous voyons en même temps une pensée en acte (les philosophes phénoménologues disent noèse) et le résultat de ce qui est pensé (noème). Cette solidarité peut être dite intentionnalité, et nous nous rapprochons de la perception esthétique. Le sensible, exalté par cette perception, est l'acte commun du sentant et du senti, c'est-à-dire qu'entre la chose et celui qui la perçoit il y a une sorte d'entente préalable, antérieure à tout discours.
Les jungles de Mathilde Barazer sont des faits qui s'imposent au spectateur dans la mesure où l'artiste est authentique. André Malraux dirait que la norme de l'objet esthétique, c'est sa volonté d'absolu. Nous ne décidons pas du beau, c'est l'objet qui décide de lui-même en se manifestant. La première qualité d'une oeuvre de Barazer est d'être là, de déclencher le jugement de goût constitutif de l'expérience esthétique. Ce que ce type d'oeuvre requiert avant tout de nous, c'est une perception qui lui fasse largement crédit. C'est ainsi que le peintre Le Cloarec a discerné la valeur de la création de son amie Mathilde. Il y est parvenu progressivement, au terme d'un processus qui est un dévoilement. La fin de la perception esthétique n'est en effet rien d'autre que le dévoilement de son objet. Ainsi, nous comprenons peu à peu que objet esthétique et oeuvre d'art sont distincts en ceci qu'à l'oeuvre d'art doit se joindre la perception esthétique pour qu'apparaisse enfin l'objet esthétique. On peut très bien éprouver du plaisir à la vue d'un tableau de Mathilde Barazer de Lannurien, et passer tout de même à côté de l'essentiel. L'essentiel, c'est comprendre que l'objet esthétique est simplement tout objet esthétiquement perçu, ou bien, si l'on préfère, perçu en tant qu'esthétique. Finalement, percevoir esthétiquement, c'est percevoir fidèlement. Ce à quoi nous invite Mathilde Barazer aujourd'hui.
www.mathildebarazerdelannurien.com
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