Dans une période tragique qui voit l'Europe déchirée par une nouvelle guerre, il est évident que la place du peintre tchèque Franta se trouve à l'UNESCO (à partir du 24 mars). Franta est assez âgé pour avoir subi le nazisme (sa mère a été internée au camp de Terezin) puis la glaciation du communisme qu'il a fui pour construire en France une oeuvre principalement orientée par la question du mal et de la souffrance. Cette question est d'une cruelle actualité avec le spectacle des réfugiés ukrainiens : femmes, enfants et vieillards ne pouvant combattre qui lui inspirent des tableaux bouleversants comme Entremonde (huile sur toile, 175 x 195 cm, 2022) ou la grande composition Pour-parler (200 x 300 cm, 2022). Il n'y a qu'une question fondamentale, à laquelle aucun philosophe, aucun artiste n'échappe, celle dont la morsure est à l'origine de sa vocation de créateur, c'est-à-dire : qu'en est-il du mal ? Franta est pénétré par la certitude que, dès qu'un homme ouvre les yeux, c'est sur la douleur. Dès qu'un homme maîtrise le langage, il apprend qu'il ne vit que pour la mort et qu'entre naissance et mort, il n'y a que la violence. Cela s'appelle l'intolérable, et la question qui sous-tend l'oeuvre de Franta est de savoir pourquoi il se fait qu'on le supporte. Franta ne propose pas une plainte de plus à propos du monde mauvais : il construit des peintures et des sculptures qui évoquent certes la violence, mais qui d'abord la contredisent en tant qu'ils sont des objets esthétiques. Car l'objet esthétique tend à échapper à l'Histoire : il est moins le témoin d'une époque historique donnée que la source de son propre monde et de sa propre histoire, dont la loi fondamentale est l'adéquation de l'apparaître à l'être.
Dans l'exposition de l'UNESCO figurera une version de Témoin, un triptyque sur le thème de l'univers concentrationnaire (maintenant au Musée d'Art de Nagoya au Japon). C'est à propos de cette oeuvre terrifiante que la grande critique Dore Ashton a écrit à Franta en 1995 : « J'ai toujours gardé à l'esprit la déclaration d'Adorno : faire de la poésie sur l'holocauste serait barbare ! Et pourtant ces sentiments profonds d'agression et de violence doivent trouver leur chemin vers l'expression. En regardant ton travail, j'ai été émue par ta façon d'être si profondément touché. Si un artiste peut accomplir cela, il aura accompli quelque chose d'inestimable dans un effort de civilité envers l'existence humaine. » Bien sûr, certaines oeuvres de Franta décrivent avec bonté l'épanouissement de la vie (les maternités vues en Afrique sub-saharienne par exemple) mais ce n'est pas le sujet de l'exposition dont la dominante est l'intégration par le peintre de la présence du mal dans le monde. Devant un tableau de Franta, nous répondons une fois de plus à un double appel : il sollicite en effet la réflexion, d'une part, parce que sa cohérence justifie une connaissance objective, et le sentiment, d'autre part, parce qu'il ne se laisse pas épuiser par cette connaissance et qu'il provoque une émotion. Il n'a bien entendu atteint à sa subjectivité expressive qu'à travers la rigueur et la sûreté de son être objectif. Nous ne saurons pas « au nom de qui ? » ni « au nom de quoi ? » l'inacceptable. Mais c'est bien grâce à ceux qui, comme Franta, posent la question plus fortement que nous n'éprouvons pas, devant le monde mauvais, un sentiment de haine, mais un sentiment ontologique. L'inacceptable, à travers son art, nous invite à renouer avec le sens des êtres et de leur existence. L'oeuvre picturale de Franta s'inscrit de la sorte dans la lignée des penseurs les plus lucides des temps modernes, à commencer par Albert Camus indiquant froidement au début de L'Homme révolté que « le propos de cet essai est d'accepter la réalité du moment qui est le crime logique. » Franta ne fait rien d'autre depuis plus de soixante ans qu'il peint.
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