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[verso-hebdo]
06-10-2022
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La chronique de Gérard-Georges Lemaire |
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Chronique d'un bibliomane mélancolique |
La Mission du bibliothécaire, José Ortega y Gasset, traduit de l'espagnol par Mikaël Gomèz, Allia, 6,50 euro.
Ce volume recueille le texte d'une conférence délivrée par José Ortega y Gasset en 1935. Son préliminaire insiste sur la notion de vocation. Devenir bibliothécaire est faire le choix d'une mission particulière. Après quoi, l'écrivain s'engage à brosser une rapide histoire du métier de bibliothécaire depuis le XVe siècle. Il associe cette profession à la diffusion du livre imprimé dans la société. Il passe ensuite au XIXe siècle, époque où le livre connaît une vaste diffusion. Sa production reste relativement peu coûteuse. Ce métier devient une fonction officielle à partir de 1850. A partir de cette époque, le livre est devenu une ragione di Stato en Occident. Le livre est dès lors devenu un instrument vertueux et utilitaire. Et selon lui, nous sommes parvenus à un point où la culture humaine s'est développée à tel point qu'elle est devenue étouffante.
Il considère que le livre fait désormais partie des besoins indispensables de l'homme. Dans ce contexte, le métier de bibliothécaire est une fonction primordiale au sein de nos sociétés. Ce serait alors une véritable gestion des contenus. Le livre doit être à ses yeux une « fonction vivante ». Cela donne à cette figure incontournable de notre monde une dimension nouvelle et plus haute. L'auteur s'emploie alors à énumérer les clauses négatives de ce nombre toujours plus énorme de livres, à commencer par l'impossibilité pour quiconque de se retrouver dans ce labyrinthe. Il s'en suit un conflit important entre la nécessité du livre et ce déferlement quantitatif par définition confondant. Cette accumulation devrait porter l'humanité à prendre conscience de l'histoire. C'est un impératif fixé par l'intelligence, souligne-t-il.
La bibliothèque devrait permettre de faciliter cette tâche essentielle. Mais le fait que la majorité des ouvrages publiés sont inutiles ou même stupides complique considérablement l'affaire. En somme, le bibliothécaire ne sera plus l'administrateur diligent des livres, mais le responsable d'une gestion intelligente des publications. Sa responsabilité devrait prendre une forme plus complexe. Pour conclure, Ortega y Gasset nous invite à relire le Phèdre de Platon où est décrit le processus de composition d'un livre. « Les livres sont des discours écrits » et par définition exemplaires. Et ils ne peu vent par conséquent être employés à d'autres fins. Nous avons donc affaire avec un spectacle dénaturé où tout ce qui le compose.
John Madu, Year of the Mask, Oliver Enwonwu, Mudima, 96 p., 30 euro.
Ce jeune artiste nigérien a choisi de réaliser son oeuvre dans une optique qui se situe entre la figuration narrative et le joyeux désordre hérité de Fluxus. Il utilise des couleurs très vives et ses figures (comme les objets qui envahissent ses compositions) sont traités de façon caricatural. Son univers plastique est une transformation profonde du monde sensible en une sorte de guignol aux aspects grimaçants et caustiques. Chaque tableau représente une scénette ayant une double implication : d'une part grotesque au plus haut point, de l'autre, dramatique. Je prendrai pour exemple Who Now, is the Intruder ? (202 Un homme qui ne touche pas terre tient à la main de sa tête, il y a une sorte de casserole.
L'expression visage est menaçante et monstrueuse. A côté de lui, est assis sur une chaise un homme noir portant un costume violet. Il semble endormi ou peut-être mort. Au premier, sur une table, est posée une bouteille de bière Corona. Le mur est d'un rose provoquant. Il y a aussi un volet bleu. Ce qui est décrit est accentué par ce jeu de couleurs très excessif. Le sens de ce tableau n'est pas explicité. Mais un malaise certain en émane. Son humour est constant (de nombreuses références sont faites aux clowns) et tout est un mélange de la réalité la plus crue et d'une sorte d'onirisme.
Ce serait là une sorte de surréalisme dévoyé et associé à toutes sortes de choses d'un assez mauvais goût : le tout est kitsch à souhait. C'est un cirque dont les normes sont modifiées et transposés dans un autre contexte comme on le voit dans A Shappchat Sensation (Crate Challenge) de 2022 : un clown portant un costume bariolé exécute une figure en déséquilibre sur un fond de nuages gris et de fleurs rouges. Sa peinture est indéniablement originale, méprisant profondément les règles passées de cet art. De toute évidence, ses compositions sont critiques et pas seulement de notre société, mais aussi de l'esthétique. Reste maintenant à savoir si cet artiste saura développer sa pensée pour lui donner une valeur plus ample.
Frida Kahlo, Helga Prignitz-Poda, traduit de l'allemand par Josie Mély & Catherine Weinzorn, Gallimard, 264 p., 35 euro.
Frida Kahlo (Magdalena Carmen Frieda, est née le 6 juillet 1907. Son père, Wilhelm, est d'origine allemande (il a vu le jour à Baden-Baden). Au Mexique, il se fait appeler Guilermo. Il crée un studio de photographie. La petite Frida est envoyée à l'école allemande de Mexico. Elle souffre d'une maladie légèrement invalidante à la jambe droite. En 1923, elle est admise à l'Ecole préparatoire à l'université. C'est en 1925 qu'elle est gravement blessée lors d'un accident de tramway. Elle reste un mois à l'hôpital. C'est alors qu'elle commence à peindre pour tromper son ennui.
Deux ans plus tard, elle fait la connaissance de Diego Rivera et elle tombe amoureuse de lui. Elle le suit en tout : elle adhère au parti communiste en 1928. Frida épouse Diego Rivera en août 1929. Rivera se lance alors dans le projet de peinture murale de Cuernavavaca - il est exclu du parti. Frida décide d'en démissionner. Frida a déjà commencé à peindre des autoportraits. Elle fait aussi le portrait de sa soeur Cristina en 1928. Enceinte, elle est obligée d'avorter en 1930. Elle est de nouveau enceinte en 1932, mais fait une fausse couche.
En 1933, Diego Rivera réalise une fresque pour Rockfeller qui fait scandale aux Etats-Unis. Le couple rentre au Mexique l'année suivante. Ils habitent dans les maisons jumelles qu'ils ont fait construire par l'architecte Juan O'Gorman dans la banlieue de San Angel (l'une est plus petite que l'autre - celle de Frida - et les deux bâtiments sont reliés par un pont. Fida avorte une nouvelle fois. Elle subit une amputation de cinq phalanges du pied droit. Elle part seule à New York. Elle a une liaison avec Isamu IsamuNoguchi. Elle s'est installée dans la Casa Azul. Elle y reçoit le couple Trotski. Elle a une aventure avec ce dernier.
L'année suivante, André Breton vient à Mexico. Il rencontre Trotski et ils écrivent ensemble un Manifeste pour un art indépendant révolutionnaire. Elle retourne à New York où elle a sa première exposition personnelle chez Julien Lévy, dont elle devient la maîtresse. En 1939, elle a une exposition à Paris chez Renou & Colle. Elle rentre l'été à Mexico. Divorce avec Diego en novembre. Elle participe en 1940 à l'exposition internationale du surréalisme à la Galeria de Arte Mexicano (elle est ensuite présentée à New York).
Après un séjour à San Francisco, Diego et Frida décident de se remarier. Elle peint alors La Table blessée. A partir de 1942, elle tient un journal intime. Elle collabore à la réalisation du musée d'Anahuascalli, qui doit abriter les collections d'ar améridien de Diego. Elle enseigne en 1943 à l'école La Esmeralda, mais doit bientôt donner ses cours chez elle. Rivera écrit un article sur elle. Elle reçoit le prix national des Arts et des Sciences du ministère de l'Education en 1946 pour son Moïse. Elle est encore opérée de la colonne vertébrale. Rivera la fait figurer en 1947 dans une grande peinture murale, Rêverie d'un dimanche après-midi dans le parc Alameda. Frida écrit un portrait de Diego pour le catalogue de sa rétrospective.
De son côté, elle prend part à l'exposition « 45 autoportraits d'artistes mexicains au XXe siècle » Elle subit encore sept opérations en 1950. Elle est hospitalisée pendant neuf mois. Elle doit dès lors porter un corset en plâtre. Elle a sa première exposition personnelle au Mexique à la galerie de Lola Alvarez Bravo en 1953. Elle meurt en juillet 1954. Un musée lui est consacré en 1959. La vie de Frida Kahlo est un roman tragique, mais avec des moments d'un exceptionnelle intensité, dans sa propre existence comme dans son art.
Ce magnifique ouvrage contient non seulement une remarquable biographie, mais aussi un grand nombre de reproductions de ses toiles avec des commentaires développés et très pertinents. Il suffit de songer à Quelques petites piqûres de 1935. Cette manière de commenter dans le moindre détail chacune de ses créations est extrêmement précieuse, car elle permet d'échapper aux interprétations fantaisistes et aux extrapolations les plus stupides. De nombreux détails sont adjoints à certaines compositions et permet de mieux comprendre sa façon de peindre. L'étrangeté des sujets (souvent autobiographiques) fait oublier qu'elle a été un peintre de premier plan. La nature surréaliste de ce ces inventions spéculaires font aussi oublier la qualité de son art, qui est exceptionnelle. Son imaginaire est tellement puissant qu'on ne voit plus que la silhouette ou le visage d'une femme rongée par la douleur et par des rêves monstrueux. Mais une partie de ces représentations ont un caractère réaliste. Elle a souhaité dissimuler ce caractère par une mise en scène théâtralisée. Il est à souligné qu'elle a su rendre avec une rare dextérité l'exubérance des plantes de son pays (elle a d'ailleurs réalisé de petites natures mortes qui sont délicieuses). Ce fort volume, qui est une merveille, sert à découvrir tous les versants de cette femme douée et qui a su représenter l'enfer qu'elle a vécu dans sa chair et dans son esprit, tut en lui donnant un incroyable dimension poétique. C'est donc à juste titre qu'elle figure parmi les très grands artistes du siècle dernier.
Nicola Pucci, la figura e il paradosso, Dominique Stella, Mudima, 96 p., 30 euro.
D'un côté, Nicola Pucci a recours à un réalisme qu'on pourrait rapprocher de Lucian Freud ; mais, de l'autre, son imaginaire convoque l'onirisme et les visions les plus grotesques. Il nous présente des scènes singulières où, par exemple, comme dans Portrait avec coq (2022), il change une banale partie de billard en une scène bizarre et violence, l'animal venant perturber le bon déroulement du jeu. C'est d'ailleurs sa marque de fabrique : chaque tableau est la représentation d'un acte d'une violence dont la frontière est très peu distincte entre la vérité et l'invention.
La boxe, qui est déjà un sport qui exalte la force et l'agilité musculaire. Il en fait une confrontation d'une rare cruauté. Ses compositions sont sous-tendues par des obsessions et des fantasmes où l'étrangeté et la brutalité sont la plupart du temps associées comme on peut le voir dans Bambole bolle metrò (2021) où un homme assis par terre, le dos appuyé contre un mur jaune, paraît être assommé par des bulles de savon. La perspective très accélérée de ce combat absurde renforce encore la tonalité irréelle de la confrontation. Tout l'univers décrit par Nicola Pucci accentue des contradictions déjà fortes. Même quand le thème est plutôt pacifique, C'est l'évidence avec Ciclisti (2021) où deux sportifs se croisent et lèvent le bras pour se frapper la main.
Des femmes déshabillées et alanguies sont allongées sur la patte d'un chien gigantesque. En définitive, toute action prend une tournure dangereuse ; comme dans Saut d'obstacle (2018) où, a priori, rien n'est anormal : un cavalier franchit un obstacle alors qu'un homme assis le regarde dans son effort assis par terre. S'il y a quelque chose de profondément ludique et d'ironique dans ces toiles, l'artiste ne peut s'empêcher de les rendre un peu effrayantes. Son surréalisme est noir et chargé de pensées troublantes. Et tout repose sur un paradoxe constant entre des figures souvent très proche de la réalité commune et leur rôle dans un mélodrame plastique.
Umberto Mariani, collectif, Il Cigno Edizioni / L'Emitage, Saint-Pétersbourg, 168 p.
Umberto Mariani a longtemps rêvé d'exposer dans des pays où dominait la religion orthodoxe. La raison de ce souhait n'est pas de nature religieuse, mais purement esthétique : il existe des liens très forts entre les peintures ou les mosaïques qu'on trouve dans les églises orthodoxes et ses compositions qui condensent de nombreux plis selon des règles changeantes, mais qui en préserve l'identité. Cette fixation exclusive sur le plissé est une vieille histoire dans l'histoire picturale d'Umberto Mariani.
A ses débuts, il était figuratif, entre une variation du Pop Art et de la figuration narrative. Le cuir a été son élément de prédilection et ses plissures donnait un sens aux volumes des meubles et des objets vestimentaires. Puis, il a quitté le champ figuratif pour se consacrer à l'abstraction. Mais celle-ci conservait quelque chose d'essentiel : l'omniprésence des plis qui donnaient la structure du champ esthétique, mais aussi sa signification profonde. Il voulait jeter un pont entre cette abstraction radicale et un élément de l'art ancien. Il avait gardé en mémoire les copies en plâtre des statues antiques qui sont alignées dans les couloirs de l'Accademia di Belle Arti où il faisait ses études. Il lui a fallu trouver la solution pratique pour réaliser ces jeux entre les plissures car le tissu ne convenait pas à réaliser son dessein.
Il a fini par trouver le plomb qui seul était assez malléable pour avoir des formes stables et qui, paradoxalement, produisent une sensation de souplesse et de légèreté. Dès lors, son oeuvre s'est développée en jouant sur un nombre infini de variation de ses dispositifs. L'exposition présentée au Palais d'Hiver de Saint Pétersbourg, qui propose depuis quelques années des événements d'art contemporain, lui a permis de présenter une rétrospective. Le catalogue un choix non négligeable de sa façon de développer des séquences picturales qui ne cesse de se différencier.
L'univocité de son propos se révèle un champ inépuisable de mises en scène. De plus, les couleurs elles aussi ne cessent de modifier l'essence de ses tableaux. Enfin, il a introduit des variantes, comme l'utilisation de cadres anciens, surtout baroques. Cette recherche se révèlent l'une des plus intéressante de l'art abstrait de notre époque. Umberto Mariani n'a de laisse de rechercher de nouvelles modalités pour éviter l'écueil de la répétition. Il est toujours même et toujours autre. C'est la force de sa conception d'une aventure qui repose sur une idée unique, qui a fini par se révéler multiple et même infinie. Ce volume fournit une idée assez riche même si des parenthèses marginales, mais néanmoins saisissantes n'ont pu être installées dans les grandes salles de ce musée extraordinaire.
12 Vendôme, la maison Chaumet, Pierre Morio, « Découvertes hors-série », Gallimard, 76 p., 15 euro.
La place Vendôme à Paris a été créée au XVIIe siècle par la volonté de Louis XIV. Par la suite, Napoléon Ier y a fait ériger une colonne pour commémorer la bataille d'Austerlitz (elle fut abattue pendant la Commune -Gustave Courbet qui a été l'instigateur de cette destruction, a été condamné à en payer la reproduction exacte !). Ce lieu est devenu l'épicentre du luxe dans la capitale française.
A l'origine, elle était de forme orthogonale selon les plans de Jules-Hardouin Mansart avec, en son centre, une statue de Louis XIV réalisée par François Girardon. Elle a été pensée comme « place royale » en 1685, baptisée place Louis-le-Grand (son nom actuel vient du fait qu'elle a été construite à la place de l'hôtel Vendôme). Le n° 121 a été réalisé en 1702 par Jacques V. Gabriel, parent de Mansart. C'est devenu l'hôtel Baudard de Saint-James en 1777. Lagrénée s'est vu commanditer des peintures pour le décorer. Les salons de réceptions ont été conçus par François-Joseph Bélanger. Ce fut sans nul doute l'un des lieux de rencontre les plus vivants et intéressants de cette période.
Frédéric Chopin y est hébergé en 1849 par la princesse Potocka. Eugénie de Montijo s'y est installée en 1851 et a fait alors connaissance de Louis-Napoléon Bonaparte, qui est logé sur la même place. Les Nicot, fondateur de la bijouterie, sont présents dès 1812 dans cet hôtel. Puis ils ont acquis le n° 15, qui abrite aujourd'hui le Ritz. Marie-Etienne Nicot et ses descendants ont servi Napoléon et de Joséphine de Beauharnais. A la chute de l'Empire, François-Regnault Nicot laisse son commerce à son chef d'atelier, Possin, qui déménage rue Richelieu.
Ce dernier a les faveurs de Louis-Philippe et devient son joailler attitré. Joseph Chaumet devient propriétaire de la maison en 1889. Il parvient à revenir place Vendôme en 1907. Il est parvenu à s'adapter avec intelligence aux différentes modes jusqu'à nos jours, fondant même un atelier de création. Ce livre nous fait pénétrer dans l'univers très secret de cet univers où sont inventés diadèmes et de colliers de diamants, de l'atelier jusqu'au salon des perles. C'est une belle manière de découvrir le monde d'un grand bijoutier - ce qui est un véritable voyage initiatique.
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Gérard-Georges Lemaire 06-10-2022 |
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Verso n°136
L'artiste du mois : Marko Velk
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