« L'objectivité est la pure essence de la photographie, c'est sa plus grande contribution et en même temps sa limite », écrivait en 1917, déjà soucieux de caractériser son médium, le photographe Paul Strand (1890-1976), dont jusqu'au 23 avril la Fondation Henri Cartier- Bresson propose une belle exposition revisitant son oeuvre à la lumière d'un nouvel éclairage : Paul Strand ou l'équilibre des forces. Le propos du commissaire d'exposition, également directeur de la Fondation HCB, Clément Chérioux, consiste à rééquilibrer, par la tendance à l'implication sociale et l'engagement politique, la représentation que l'on se fait de Paul Strand, et que donnent maintes expositions qui lui sont consacrées, à savoir une approche formaliste de la photographie. Un formalisme dont l'exemple emblématique est sans doute ce cliché de 1915 : Wall Street, New York, cet ensemble structuré de verticales, d'obliques et de taches ; accessoirement des passants devant une architecture imposante. Or, à partir d'un séjour au Mexique en 1932 puis d'un voyage à Moscou en 1935, il est vrai que la démarche du photographe américain s'était nettement politisée, au point que, devenu membre de l'« American Labor Party » et pressentant les menaces du maccarthysme, il quitta les États- Unis et s'installa en France à Orgeval, où il finira ses jours... Mais cet équilibre entre tradition formaliste et implication sociale de la photographie (Alfred Stieglitz et Lewis Hine furent ses mentors) suffira-t-il à rendre compte de l'oeuvre de Paul Strand ? La question recèle la réponse, car sans doute est-ce par l'interrogation inquiète sur la photographie et son identité par rapport aux autres arts, également par le questionnement sur le voir, cet acte éminemment complexe, que ce photographe discret et rigoureux qu'était Paul Strand peut être compris.
Les premiers et séduisants contacts avec cette exposition et Paul Strand sont trompeurs. Par la diversité des thèmes abordés (portraits, lieux, végétal, etc.), par les nombreux voyages accompagnés chaque fois d'un livre ou d'un portfolio (France, Italie, Égypte, Roumanie, etc.), par les multiples activités qu'il exerça (il fut aussi technicien en radiographie, photoreporter, cinéaste : on peut ainsi voir son étonnant film Manhatta de 1921), Paul Strand peut donner une impression de talentueux « touche-à-tout ». Mais Strand est en fait resté un chercheur qui, scrutant d'abord les oeuvres de Braque et Picasso, en tira des principes fondamentaux pour construire une image. Puis qui, dans ses nombreux reportages, a cherché ce qu'il appelle « le caractère essentiel d'un endroit et de sa population ». Toujours dans cette démarche de mieux saisir l'objet... Soucieux de déterminer les domaines où la photographie surpasse les autres arts, Strand en était arrivé à la conclusion que c'est dans les documents visuels. Donc dans l'objectivité, en tant que c'est alors l'objet qui prime, et non l'intention subjective ni le truquage ni le prétexte. Cette objectivité, Strand la défendit aussi bien dans ses portraits de laissés-pour- compte que dans les photos promouvant des formes abstraites, géométriques... Voilà pourquoi ni Boy Uruapan (1933), ni Postmisstress and daughter - Lazzara (1953), ni Ian Walker - South Uist (1954), pour citer ici ces exemples, ne seraient que des prétextes à critique sociale (Strand était sympathisant communiste), tandis que ses photographies de bois flotté, très bien agencées (cf. Dark wood, dark roots 1928), juste les belles illustrations d'un formalisme abstrait. L'admirable photographie (et souvent reproduite) La Femme aveugle - marchande de journaux (1916) mérite que l'on s'y attarde, parce que l'on y trouve bien cette quête de « photographie pure », de « straight photography », qu'à l'instar d'Ansel Adams (1902-1984), Paul Strand, par soustractions, expérimentations successives, poursuivait. C'est le portrait simple, direct et même brutal d'une femme aveugle accolée à un mur rugueux, et dont le visage finement rendu, entouré d'un fichu en grosse laine, occupe une bonne part de la photographie. Une large pancarte et une médaille certifient que la sexagénaire à l'expression fermée est bien aveugle. Voilà un document photographique précis, campé dans son espace-temps... Et il serait autant excessif de revendiquer cette image dépouillée comme une photographie sociale qu'y voir une recherche purement formelle de composition. Stieglitz disait de Paul Strand : « Sa vision est puissante. Son travail est pur, direct... Dénué de fioritures. Sans tromperie et sans mot en «isme». Il n'essaie à aucun moment de mystifier un public ignorant, y compris les photographes eux-mêmes » (in « Camera Works » N° 49-50).
L'intéressante exposition Paul Strand ou l'équilibre des forces contribue à briser l'enfermement éventuel de cette oeuvre dans le formalisme (ou le pictorialisme), sans pour autant la déporter complètement vers la photographie sociale, critique. Alors il nous reste la fameuse « objectivité » photographique chère à Paul Strand, laquelle ne va pas de soi et, pour certains, serait un mythe... Parlons plutôt d'un pôle aimantant sans cesse un travail de réduction pour l'autonomie du langage photographique. Ce qui convient tout à fait à une attitude personnelle de retrait jusqu'à une forme d'ascétisme. La fascination qu'exercent certaines photographies de l'exposition ne tient à aucun trucage, à aucune mise en scène ou en valeur, mais à la présence nue, directe et totale de l'objet dans son être-là.
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