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[verso-hebdo]
19-01-2023
La chronique
de Pierre Corcos
Animal et anima
Si l'on souhaite approfondir par le détour de la philosophie la raison pour laquelle l'admirable exposition Musicanimale - Le grand bestiaire sonore (jusqu'au 29 janvier à la Philharmonie de Paris) provoque à la fois un sentiment de désespoir et d'émerveillement, il est bon de revenir à l'École de Francfort (Horkheimer, Adorno, Marcuse). On y montrait alors comment, rationalisme perverti, la domination sur la nature par le système en place rend impossible par son caractère contradictoire et répressif non seulement la liberté individuelle mais surtout une raison réconciliée avec la nature, une raison indemne de la domination aveugle. L'économie, présentée comme moyen, est en réalité un but en soi, et la domination de la nature devenue une fin irrationnelle... Au contraire l'art (cf. « La dimension esthétique » d'Herbert Marcuse) sans cesse rappelle une promesse de vie tout en exprimant la subjectivité.

Plus d'un demi-siècle après ces théories critiques et anticipatrices, le désastreux saccage de la nature provoque un sentiment de désespoir... Effondrement de la biodiversité : en 50 ans, 68% des animaux sauvages ont disparu, tout comme une trentaine d'espèces animales et végétales rien qu'en 2020, la population d'oiseaux a diminué en 30 ans d'un tiers en France. Et l'exposition, qui tout à la fois pointe ce désastre (en un demi-siècle, 50% des sons du vivant ont disparu !) et en même temps montre, exalte la relation amicale et féconde que l'Art, les arts (musique, arts plastiques, chorégraphie, cinéma, etc.) ont entretenue avec le chant de la nature, suscite chez les visiteurs accablement et admiration. Quel gâchis ! Et quelles possibilités !... Ainsi, nous montrent Marie-Pauline Martin, directrice du Musée de la musique et ses collaborateurs, au lieu de transformer en silence de mort la symphonie du vivant, les humains peuvent devenir les co-solistes de cet orchestre somptueux. Avec en exergue cette belle phrase du philosophe Baptiste Morizot: « Quand on entend le chant [animal], on se sent appartenir à ce destin commun des vivants de la terre ».

Bioacoustique, interactions musicales variées entre humains et animaux, rencontre passionnante entre éthologie et musicologie (on avait déjà l'ethnomusicologie, voici... l'« éthomusicologie »), formes animales et artistiques : avec quelques 157 oeuvres et objets d'art (peintures, sculptures, arts graphiques, vidéos, photographies), 45 propositions musicales au répertoire varié, les sons à entendre d'une quarantaine d'espèces animales, enfin des objets ethnographiques, l'exposition Musicanimale visite, pour notre plus grand bonheur, le champ d'intersection, l'espace commun entre le monde animal et celui de l'art, de la culture. Dès l'entrée, on distribue des écouteurs au public. Ils lui permettront d'entendre ici une musique (contemporaine ou classique), là un chant d'oiseau, plus loin une cérémonie rituelle, etc. Le parcours de cette vaste exposition à la scénographie ludique est organisé selon le principe de l'abécédaire. Les lettres correspondent soit au monde animal (Insectes, Loup, Miauler...) soit au monde humain (Appeaux, Notation, Sonnailles...). Cette réjouissante découverte éthologique, artistique et encyclopédique se voit complétée par quatre salles audiovisuelles immersives. Dans l'une d'entre elles, sur fond d'un bleuté sombre, le chant des baleines. Gravé en 1970 sur un disque vendu à plus de 125 000 exemplaires, ce chant majestueux et mélancolique a inspiré des compositeurs comme Iannis Xenakis, John Cage, George Crumb, Charlie Haden et même le groupe de métal Gojira... Dans une vidéo, on entend et l'on voit comment Erik Nussbicker a transformé tous les os d'un cerf, pour leur insuffler une vie posthume, en instruments de musique originaux. Jim Nollman (Playing Music With Animals) se fait accompagner dans son chant par le gloussement de trois cents dindons... L'exposition prolonge donc par des créations contemporaines les oeuvres musicales classiques ou modernes comme La Poule de Rameau, Le Carnaval des Animaux de Saint-Saëns, le célébrissime Vol du bourdon de Rimski-Korsakov ou le Catalogue d'oiseaux de Messiaen. Les compositeurs et le monde animal sont décidément faits pour s'entendre, et à tous les sens du verbe ! Pas seulement les compositeurs : le chorégraphe Luc Petton a invité des oiseaux dans son extraordinaire Ballet pour six grues et quatre danseurs. Les arts plastiques ne sont pas de reste dans cette mémorable exposition. Voici par exemple sur un socle de vieux journaux empilés, le cerf bramant vers le ciel de Gloria Friedmann (Envoyé spécial 1995) ou le chat blanc musicien d'Alain Séchas (Hugh, chat guitariste 1997) ou encore le poisson-bulle d'Olivier Leroi (Le Troisième souffle 2013) ou enfin les insectes transformés de Julien Salaud.

Celles et ceux qui se rappellent l'exposition au propos similaire Le Grand Orchestre des Animaux, à la Fondation Cartier en 2016, ne manqueront pas de rendre, à l'occasion de Musicanimale, un nouvel hommage au bio-acousticien Bernie Krause qui, par ses enregistrements « in situ », nous a fait découvrir le grand orchestre polyphonique des voix animales, et surtout ce funèbre silence qui croît, d'année en année, avec l'extinction massive des espèces. Un monde d'où le chant des oiseaux aurait complètement disparu... Une telle perspective muette emplit d'horreur.
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
19-01-2023
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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