La place et le rôle de la mère sont culturellement et historiquement déterminés. Il n'empêche, beaucoup d'artistes ont été profondément marqués par cette figure. Positivement ou négativement comme de nombreux exemples littéraires l'ont montré... Mais qu'en est-il de la photographie ? Le lien entre figure maternelle et photographie a été aisément trouvé par Julie Héraut, à l'initiative de l'exposition À partir d'elle - Des artistes et leur mère (Le Bal, jusqu'au 25 février) puisque La chambre claire, bel essai sur la photographie de Barthes, mêle registre intimiste du rapport à sa mère disparue et analyses à la terminologie originale. Ce lien inspire une exposition très variée quant aux mediums (photographies, vidéos, textes), aux démarches esthétiques, aux contextes. Variée jusqu'à en être hétérogène, une brève tentative de classification s'esquissant dans le texte de présentation... Certaines propositions (Sophie Calle, Asareh Akasheh...) pourront même sembler factices. Mais l'exposition est assez riche pour que chacun puisse réaliser son petit florilège, avec les émotions qui l'accompagnent...
La mère, objet d'un amour absolu (« Aucune autre affection n'est comparable à celle- là, car toutes les autres sont de rencontre, et celle-là est de naissance », écrivait Maupassant) mais aussi objet d'identification pour les femmes et les homosexuels. Ainsi, la photographe sud-africaine Lebohang Kganye, ayant retrouvé des photos où sa mère, jeune femme, posait dans différents cadres et situations, par un délicat photomontage numérique s'inscrit dans ces photographies juste à ses côtés et avec la même attitude : « Dans certaines images, on ne sait plus qui d'elle ou de moi est la fille », constate-t-elle. Troublant... L'identification à la mère peut simplement s'actualiser en devenant mère soi-même : Anna Maria Maiolino dans Por um Fio, se photographie entre sa mère et sa fille, un cordon passant dans la bouche de l'une à l'autre, symbolisant la filiation. Michel Journiac, quant à lui, par des photographies de déguisements (perruques et vêtements) joue à la fois sur l'identification homosexuelle à sa mère, la traduction à la lettre de l'interprétation freudienne et, bien entendu, le travestisme gay. On trouve dans ces photos ironiques une cinglante démystification du familialisme, contemporaine (1972) de L'Anti-OEdipe de Deleuze et Guattari.
Sans passer forcément par l'identification, la relation d'amour à la mère peut être assez puissante pour inspirer l'artiste comme un obsédant motif. Il en va ainsi pour Ilene Segalove, artiste conceptuelle américaine qui, dans The Mom Tapes, réalise en vidéos dix saynètes mettant en scène sa mère dans différentes situations prosaïques. On y voit de l'affection et un décalage générationnel, souvent drôle... Mais, pour l'artiste palestinienne Mona Hatoum, cet écart des générations joue moins que le lien de tendresse, par-delà l'espace et le temps, qui s'est établi entre elle et sa mère. Sa vidéo ressemble beaucoup à une touchante lettre d'amour. Quant à Dirk Braeckman (Zelfportret met moeder), il se photographie carrément comme... juste une ombre cachée derrière le portrait encadré de sa mère en communiante !
Évitant à la fois cet effacement de l'artiste au profit de la mère et/ou son adoration exaltée, très lucide quant à l'ambivalence de ce lien mère/fils, avec un réalisme cathartique et beaucoup d'humour, Ragnar Kjartansson invite tous les cinq ans sa mère (par ailleurs comédienne) à... lui cracher dessus : il en tire une vidéo qui détonne nettement par rapport à l'ensemble des propositions photographiques et plastiques de l'exposition.
La mort de la mère... Il semble inconcevable que celle qui nous donna la vie puisse mourir. C'est comme si la vie elle-même nous avait abandonnés dans une nuit glaciale, éternelle. Un certain nombre d'artistes ont tenté de fixer, conjurer cet événement fatal. Jochen Gerz réalise douze angoissants portraits photographiques au gros grain de sa mère sur son lit de mort. Ils sont accompagnés de textes exprimant comme des regrets de ce qui n'a pas été dit, aimé, compris à propos de celle pour qui, désormais, il n'est plus temps de quoi que ce soit... La photographe Ishiuchi Miyako, en une sorte de fétichisme mélancolique (que l'on retrouve chez Rebekka Deubner avec les vêtements), photographie des objets significatifs ayant appartenu à sa mère morte, icônes évoquant la disparue... Mais une longue vieillesse de la mère, accompagnée d'un sommeil envahissant, préparation en douceur à l'extinction définitive, donne aussi l'occasion au photographe de saisir et symboliquement maîtriser cet éloignement progressif, définitif. Ainsi Michele Zaza, dans Dissidenza ignota, nous propose dix photos dans lesquelles au premier plan sa mère s'endort progressivement à côté d'une pile de linges sur laquelle est posé un revolver ( !), tandis qu'au second plan l'on voit des images montrant ses activités ordinaires, quotidiennes, « invisibles », jusqu'à la dernière image. Tragiquement blanche... Paul Graham a installé son appareil photographique dans la chambre de la maison de retraite où sa mère passe ses dernières années. Avec tendresse, comme une mère contemplant son enfant, il la photographie en couleurs dans ses longues siestes : « Je voulais trouver le moyen d'exprimer cet étirement du temps, les liens se dénouant lentement, alors que nous étions assis là, ensemble », dit-il. Et ses grands portraits, d'une douceur immense, sont parmi les plus beaux de l'exposition...
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