Comment la lumière intérieure peut sublimer une existence supposée obscure... C'est ce que le film Perfect Days du cinéaste allemand Wim Wenders (né en 1945) se propose de nous représenter. Certains spectateurs pourront trouver l'exercice quelque peu démonstratif, ou bien ironiser sur tous ces réalisateurs vieillissants qui font doctement porter leur leçon de vie ou leur testament spirituel par un film. Mais, si un certain nombre d'éléments narratifs semblent illustrer sagement les préceptes d'un maître bouddhiste japonais (genre Shunryu Suzuki, Esprit zen esprit neuf), la conviction du réalisateur et sa maîtrise de la mise en scène, l'admirable jeu de l'interprète principal (l'acteur Koji Yakusho, 67 ans) - qui lui a valu le Prix d'interprétation masculine au dernier Festival de Cannes -, la succession de ces moments magiques de cinéma où une séquence lumineuse s'accorde à la perfection avec un titre fétiche du répertoire musical (signé par Patti Smith, Lou Reed, Otis Redding, Nina Simone... en lien générationnel avec Wenders), l'opportunité de cet éloge indirect de la méditation - quand à la fois le temps et le sens échappent de plus en plus à nos contemporains - font que Perfect Days balaie vivement ennui et réticences qui peuvent ça et là s'accrocher dans quelques coins.
Une existence obscure... On pense à ces « existences machinales irrévocablement rivées à des tâches sans grandeur » (Eugène Dabit L'Hôtel du Nord), et Wenders en choisit à dessein une, tout à fait emblématique : celle d'Hirayama, modeste sexagénaire dont l'emploi, ingrat voire humiliant, consiste à nettoyer les toilettes publiques dans le quartier de Shibuya à Tokyo. Tous les jours, au volant de sa camionnette et revêtu de son uniforme (« The Tokyo Toilet »), il va consciencieusement récurer les W-C. Urinoirs, déjections... épiphanie. Mais le bouddhisme ne nous rappelle-t-il pas que sur de fétides marécages s'épanouit la fleur de lotus ? Il nous rappelle également l'histoire de ce maître zen, Nangaku, qui ramassa une simple tuile et, avec une infinie patience, se mit à la polir : « Baso, son disciple, demanda : « Que faites- vous ? - Je veux faire de cette tuile un joyau, répondit Nangaku. - Comment peut-on faire d'une tuile un joyau ? demanda Baso. - Comment peut-on devenir un Bouddha en pratiquant zazen ? » répliqua Nangaku. » (Shunryu Suzuki). Notre brave Hirayama nettoie les W-C à la perfection, et surtout polit la tuile banale de son existence pour en faire un joyau... Perfect days ! Tous les matins, silencieux et concentré, il vaporise ses bonsaïs, choisit les musiques qu'il écoutera dans sa camionnette. Radieux, il est attentif aux scintillants reflets de Tokyo et aux couleurs éclatantes du ciel, aux grands feuillages des arbres qu'il aime photographier dans les jardins publics. Tous les jours, Sisyphe heureux et obscur, il s'acquitte humblement de sa tâche. Régulièrement il se délecte aux jacuzzi des bains publics. Et tous les soirs il lit jusqu'à ce que le sommeil l'emporte (avec des rêves d'esthète, qu'en noir et blanc Wenders tente de reconstituer graphiquement). C'est à peine si ce sage taciturne répond à son collègue, ou consent à promener sa nièce... Hirayama est heureux dans sa solitude immense, car elle n'est pas celle de l'île mais de la mer. Et c'est tout le génie de cet acteur digne du cinéma muet de nous faire sentir ce bonheur par des gestes, des sourires, des regards, des mimiques que Wim Wenders, ne lâchant pas cet anti-héros émouvant, capture de sa caméra.
Qu'est-ce qui fait que la répétition, des gestes et des conduites, assumée, revendiquée par Perfect Days n'est pas ressentie par le spectateur comme routine, monotonie ? C'est là au fond toute l'habileté du film, tout ce qui en fait la valeur. Déjà cette répétition peut être assimilée à un rituel, célébrant une religion de la vie. Cérémonie du thé, ikebana, origami... Comme Barthes jadis (L'Empire des signes), Wenders est encore et toujours fasciné par la culture japonaise (cf. ses documentaires Tokyo Ga et Carnets de notes sur vêtements et villes), par Ozu, Yamamoto. Puis cette répétition est empreinte d'une dimension esthétique, tout comme les répétitions bonifiant une pièce de théâtre ou les subtiles variations de la musique dite « répétitive ». Enfin ces répétitions semblent exhumer un essentiel derrière l'accidentel, le conjoncturel : « pourquoi les choses doivent-elles changer ? », est-il dit à un moment du film... Et nous trouvons là une des clés du cinéma wendersien, avec le thème de l'errance et sa poétique de l'espace, à savoir la quête spirituelle d'un Urgrund dans un monde dégradé par l'accélération du temps. Alors comment accéder à cet « hors du temps », métaphysique ou poétique (songeons à la rencontre précoce et décisive entre Wim Wenders et Peter Handke), que des films comme L'État des choses (1982) ou Au fil du temps (1976) par exemple laissaient entrevoir ? Par une savante composition filmique...
Il apparaît donc ici que le personnage étrange et lumineux d'Hirayama, ces resplendissant Perfect Days irradiant d'un quotidien morne, banal, obscur, cette répétition du labeur transfigurée par le zen et la poésie - constructions du scénario écrit par Wim Wenders et Takuma Takasaki - sont d'ingénieuses fictions idéalisantes. L'utopie (ou la nostalgie ?) d'un monde qui sait convertir le terne matériau du gris pour en faire une pure lumière.
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