On oppose en général la fiction à la réalité. Mais dans l'art une fiction, même ouvertement donnée pour telle, peut créer une très forte impression de réalité. On a pu même en faire son but (réalisme) voire un critère de sa valeur esthétique : la fiction devrait produire l'illusion complète de la réalité. De même que le fait scientifique est construit, il peut y avoir dans certaines fictions une représentation très élaborée de la réalité, de manière à ce qu'un maximum d'éléments significatifs y trouvent, en une grande cohérence, leur juste place. Dans le cinéma, le néo-réalisme a par exemple témoigné d'un intérêt permanent pour les réalités sociales, économiques, culturelles, avec les situations difficiles, négatives qu'elles génèrent. Et ce à l'encontre de l'idéalisme, qui embellit, et/ou du formalisme, se complaisant aux jeux stylistiques. Le réalisme au cinéma peut, au moyen de fictions et par une mise en forme très réfléchie, produire plus de « vérité » que de plats documentaires. Les deux excellents films qui suivent restent factuellement des fictions, avec un scénario et des comédiens, mais leur saisie d'une réalité globale difficile à appréhender leur confère une impressionnante vérité.
Hitler, l'Allemagne nazie furent responsables de la persécution et de l'extermination systématique de six millions de Juifs (la « Shoah ») avec le projet de les exterminer tous (« solution finale »). Par une propagande intensive et délirante, une manipulation des images et du langage (cf. Victor Klemperer), une euphémisation et une banalisation de ses pratiques monstrueuses, le régime nazi a obtenu sans problèmes majeurs l'adhésion globale du peuple allemand. Comment rendre compte de cette effroyable vérité par un film ? La Zone d'intérêt (Grand Prix du jury à Cannes) du réalisateur britannique Jonathan Glazer nous montre le bonheur édénique et bien réglé de la famille Höss dans sa villa et ses jardins fleuris juste en bordure... du camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau. L'Obersturmbannführer Rudolf Höss (Christian Friedel), zélé commandant historique du camp, fait preuve d'initiative pour accélérer la cadence exterminatrice du camp, et son épouse (Sandra Hüller), en blonde et parfaite femme nazie, s'occupe très consciencieusement du foyer et des enfants. Hygiéniques baignades sous le ciel bleu, massifs de fleurs bien entretenus, saines parties de campagne, bel anniversaire de Rudolf, chiens et enfants choyés... Le film nous montre là, par la fixité de ses plans larges et lumineux, l'image kitsch et emblématique de la famille nazie de rêve. Mais à cela s'ajoute le génie du dispositif conçu par Jonathan Glazer, consistant à ne laisser percevoir l'horreur absolue d'Auschwitz qu'en arrière-plan au niveau visuel (les cheminées crachant les fumées noires des permanentes incinérations) et, au niveau sonore, que par différents bruits subreptices, lointains, minutieusement choisis (cris, aboiements, fusillades intermittentes). Cette mise en forme originale et très réfléchie, notamment au niveau sonore (Johnnie Burn), délivre une hallucinante vérité : l'inhumanité absolue en toute bonne conscience. Mais le déni collectif de la réalité, la scotomisation (concept psychanalyrique) restent encore et toujours possibles. Aussi, comme le déclare Glazer, « le film peut se voir comme un avertissement ».
Trois fois primé, le film du réalisateur yéménite Amr Gamal Les lueurs d'Aden offre, à travers une fiction captivante, une image d'Aden d'une étonnante vérité. « ... j'avais envie de documenter la vie quotidienne d'une famille yéménite. J'ai toujours voulu utiliser mon art pour raconter ma ville, parce que j'y suis attaché (...) Je voulais faire un film brut et très réaliste, y compris dans le traitement des couleurs. Il a une valeur de témoignage », confie le cinéaste. Mission admirablement accomplie ! Cette histoire d'Isra'a (Abeer Mohammed) et de son mari Ahmed (Khaled Hamdam) - il a dû quitter son poste à la télévision n'étant plus payé, il est devenu chauffeur de taxi - confrontés à la naissance d'un quatrième enfant impossible à économiquement assumer, et donc obligés d'avoir recours à un avortement ici hautement problématique, voilà l'occasion fictionnelle choisie par Amr Gamal pour mettre en évidence, bien mieux que tout reportage, une superposition de réalités actuelles. Le poids écrasant de l'Islam, de la charia, de ses interdits sur toute la société, y compris la communauté médicale, le machisme ambiant et l'oppression des femmes, les apparences à toujours préserver, la précarité économique généralisée, le rôle de l'entraide familiale, la banalisation du bakchich, les contrôles militaires permanents, l'eau rationnée et les pannes de courant fréquentes... On ne peut qu'applaudir à la manière dont toutes ces réalités s'articulent autour d'une fiction inspirée d'une histoire authentique. Pour ce faire, il faut des trouvailles de mise en scène, et par exemple la fonction de taxi d'Ahmed permettant, grâce aux multiples passagers, de nous présenter différents visages de la société yéménite. Également des idées de filmage : ainsi des interactions individuelles sont prises dans des plans très larges montrant Aden, les destructions subies, les modes de vie traditionnels arabes... Le spectateur a donc été pris par le texte d'une fiction, mais à son insu c'est la vérité du contexte qui s'est imposée.
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