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[verso-hebdo]
25-01-2024
La chronique
de Pierre Corcos
La philo en phylactères
Si l'on veut garder une petite chance de s'y retrouver un tant soit peu, dans la jungle exubérante de la bande dessinée, on peut suivre les cours et séminaires - absolument remarquables et toujours disponibles sur le site internet du Collège de France - que dispensa Benoît Peeters pendant l'année académique 2022-2023 sous l'intitulé Poétique de la bande dessinée... On y découvrira le talent graphique époustouflant de certains artistes, l'admirable créativité scénaristique d'autres auteurs, des innovations audacieuses dans ce langage scripto- visuel et de pléthoriques imaginaires, toutes valeurs esthétiques le plus souvent condamnées à l'oubli, hélas, le « neuvième art » ayant été longtemps minoré à la fois comme « art de masse » et comme spécifiquement destiné à la jeunesse...
Ces cours de Benoît Peeters permettent en tous cas de mieux situer le travail des différents bédéistes. Et, puisque le Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme (MAHJ) consacre jusqu'au 12 mai une grande exposition rétrospective, sous le titre La Vie dessinée, à Joann Sfar, il apparaît que ce dernier occupe une place à part dans cette jungle du neuvième art, originalité valant qu'on lui offre tout cet espace muséal. Car ce n'est pas tant par la virtuosité des dessins (un certain nombre n'ont que l'inachèvement du croquis) ni par la puissance des scénarios (l'histoire de la B.D. en a connu tant !) ni encore par l'inventivité déroutante de la mise en page (on en reste à six vignettes identiques par page dans la fameuse série Le Chat du rabbin) que l'on pointera le génie de Sfar. Non, c'est plutôt par cette capacité très originale à spéculer, réfléchir, critiquer, concevoir, s'auto-analyser dans les bulles, autrement appelées phylactères, jusqu'à parfois une absence de lien entre cette abondante parole et l'image qui la contient... De la mystique aux angoisses existentielles, tout y passe ! La philo en phylactères.

Mais le mot de phylactère fait aussi référence à cette petite boîte que les Juifs religieux portent attachée au bras et au front pendant la prière du matin. Or Joann Sfar (52 ans) est juif sepharade : non seulement il le revendique, se jette à ce propos dans la mêlée médiatique (et récemment à l'occasion de la guerre entre le Hamas et Israël), mais en plus, tout en n'étant pas du tout religieux, il interroge (im)pertinemment son « identité juive », notamment par sa bande dessinée la plus connue, Le Chat du rabbin, où à l'évidence le chat en question, qui n'arrête pas de parler/miauler, est son double, à la fois tendre, narquois, subtil et discutailleur... Un esprit talmudique en bulles et dessins ? L'occasion rare à ne pas manquer pour le MAHJ ! Le musée offre donc à un large public et en une dizaine de salles un parcours ludique, étonnant, coloré sur Joann Sfar avec planches (250), films, carnets et photographies. Presque étourdissant ! Quelques grands thèmes de son oeuvre sont abordés comme : la magie et le fantastique, l'enfance, l'antisémitisme et la Shoah, la musique, Pascin (ce thème ne sera pas visible par les enfants, une imagerie érotique l'illustrant), les drames, etc. Les commissaires d'exposition, Thomas Ragon, son éditeur historique chez Dargaud et ami, et Clémentine Deroudille, qui organisa avec lui l'émouvante exposition Brassens ou la liberté, ont pleinement réussi à nous faire prendre conscience que l'oeuvre de ce polygraphe, de ce communicant intarissable, de ce touche-à-tout souriant, disert et que rien n'intimide (auteur, scénariste, dessinateur, cinéaste, éditeur, enseignant) est gigantesque... 220 albums publiés depuis trente ans, quatre longs- métrages dont un « biopic » sur Gainsbourg, une vingtaine d'essais et romans, et cette récente autobiographie, Young man chez Gallimard. Une telle ouverture d'esprit (Mathieu Amalric lui a consacré un documentaire) constitue une autre exception dans ce neuvième art où les « artisans » prédominent. Mais les puristes ne voudront sans doute juger que la qualité intrinsèque (dessin + scénario) de ses bandes dessinées.

Revenons à cette originalité de Joann Sfar, qui est surtout d'avoir mis la philo en phylactères, notamment par la série d'albums Le Chat du rabbin... Même quand il s'adresse aux enfants (série Petit Vampire), il n'évite pas les sujets graves. Un petit rappel : après des études aux lycées Masséna et Honoré-d'Estienne d'Orves, Sfar le Niçois effectua jusqu'à la maîtrise un cursus philosophique. Des professeurs prestigieux comme Clément Rosset et Jean- François Mattéi le marquèrent assez pour qu'il les cite encore. Et surtout pour que la démarche philosophique imprègne de façon inattendue les textes de ses B.D. (sans toutefois qu'elle en détermine la structure narrative, le montage ; ce qui serait majoritairement abscons pour son public). Ce faisant, Joann Sfar renoue avec cette philosophie latente que l'on trouve dans les dessins de Sempé ou de Copi ou encore de Quino (Mafalda), mais à sa manière, plus contradictoire et talmudique. Après les études de philosophie à Nice, ce furent les Beaux-Arts à Paris... Il est révélateur de son oeuvre entremêlant dessins, images et réflexions, ce double cursus ! Plus tard, en 2002, débutait la publication de ses Carnets : Sfar s'y mettait en scène, racontant sa vie, la réfléchissant dans cette espèce de bloc-notes volubile en textes et images. Voilà bien cette place conquise par Joann Sfar dans le monde baroque de la B.D. : le mythe, le dessin, la philosophie, l'image et le conte ont trouvé avec lui leur nouvelle danse endiablée.
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
25-01-2024
 

Verso n°136

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