Absurdité. «Nous avons vécu et nous mourrons pour rien»... C'est la chute désespérante de l'une des chansons composées par le prolifique auteur israélien Hanokh Levin (1943-1999), qui excelle dans le comique scabreux et la farce tragique. Cette chanson et d'autres, on peut les entendre dans le sulfureux spectacle de cabaret théâtral Que d'espoir ! (jusqu'au 13 juillet au Théâtre de l'Atelier), qu'avec un sens plastique évident met en scène Valérie Lesort. Ce montage de textes, extraits de différents cabarets satiriques d'Hanokh Levin, est traduit en une série de sketches désopilants. Sauf qu'en grattant la surface colorée du gag, on trouve vite de noires couches d'absurdité et désespoir. En fait, à bien écouter, il est question de mort, douleur, malchance, vieillesse, maladie, impuissance et frustration !... Mais les personnages criards, grotesques et boursouflés, qui jouent ces mini-scènes paraissent sortis d'une bande dessinée « gore » ou d'effrayants cartoons. Ils ne semblent pas appartenir à notre monde, sauf à le caricaturer outrageusement. Voilà qui décrédibilise quelque peu les messages affreux qu'ils nous assènent. Et puis des chansons endiablées, écrites par l'auteur (et dont la musique est composée et fougueusement interprétée en live par Charly Voodoo, grande figure du cabaret), entraînent ce cauchemar burlesque dans une danse macabre qui, on le sait depuis le Moyen Age, vainc toutes les réticences !... Nous rions bruyamment, mais la flèche a tapé au fond de nous. Et l'on se rappelle la phrase célèbre de Beckett : « Rien n'est plus drôle que le malheur... C'est la chose la plus comique du monde ». S'ajoute ici le recours au scatologique, qui reste bien dans la veine du comique trivial, évoquant pour certains Plaute, pour les autres le magazine Hara-Kiri. Les thèmes évoqués semblent éternels et universels, mais on perçoit au détour d'un sketch une allusion à l'amour omnipotent de la « mère juive » (et son manque), plus loin une actualisation du Job biblique mis à l'épreuve par Dieu : la judéité de l'auteur ne fait aucun doute. En plus, Levin est israélien, contestataire et son cabaret satirique est aussi critique, politique. Une manière sans doute de se sortir de l'Absurde...
D'un seul coup la vie prend une direction, un sens... Plus d'impasses, de zone floue et indéterminée, non : une route bien tracée. Et peu importe qu'elle soit malaisée, l'on s'y engage sans hésiter ! Voici donc l'histoire, vraie : ce jeune Ukrainien de 20 ans, Viktor Kyrylov, se trouve à Moscou le 24 février 2022 lorsque l'armée russe envahit l'Ukraine sur l'ordre de Vladimir Poutine. Viktor est alors un apprenti comédien qui réalisait son grand rêve, il avait intégré depuis trois ans le GITIS, cette prestigieuse Académie russe des arts du théâtre. Il se découvre alors dans une situation absurde, inextricable, appartenant à une nation agressée et habitant chez les agresseurs. Sa mère lui a téléphoné d'Ukraine pour lui apprendre la terrible nouvelle et lui enjoindre de rester à Moscou pour sauver sa vie ; en plus ses amis comédiens russes l'aiment beaucoup et ne souhaitent nullement qu'il s'en aille. Enfin, dans la tête de Viktor, les idéaux littéraires et théâtraux portent tous des noms russes : Dostoïevski, Pouchkine, Gogol, Ostrovski, Tchekhov. Mais tout bascule brutalement : « l'amour devient la haine, les amis d'hier deviennent les ennemis d'aujourd'hui. Le rêve d'enfance devient une trahison à son peuple », comme il est écrit dans le texte de présentation de ce spectacle très fort, écrit et interprété par Viktor Kyrylov, seul en scène : Maintenant je n'écris plus qu'en français (jusqu'au 29 juin au Théâtre de Belleville). Éric Ruf, administrateur général de la Comédie-Française, toujours en quête de talents émergents, a accompagné cette création théâtrale, à la fois bouleversant témoignage, performance d'acteur jouant plusieurs rôles, et fragment vécu d'histoire contemporaine, hélas toujours d'une tragique actualité. Il y a sur la scène un écran avec une carte évolutive et quelques vidéos d'amateurs. Mais il serait injuste de prétendre que ce spectacle ne tire son intérêt que d'une autobiographie et de l'actualité. Les fondamentaux du théâtre s'y entendent magistralement, tels le débat intérieur, le conflit de valeurs, et l'acmé de la résolution du conflit par un engagement. L'engagement pour l'Ukraine bien sûr, mais aussi le rejet définitif de la langue russe et le choix d'une nouvelle langue, le français. En effet Viktor Kyrylov s'est finalement installé en France, a été accueilli au Conservatoire national supérieur d'art dramatique de Paris en tant qu'étudiant réfugié... Sympathique, attachant, Viktor Kyrylov nourrit de sa confession vibrante mais sans emphase la haine de l'envahisseur et l'amour de la patrie. Mais aussi la peur de mourir pour elle. Il se battra avec ses moyens à lui, avec le théâtre. Engagé à fond pour la cause ukrainienne, mais en montrant qu'elle nous concerne tous. En sortant du spectacle, on peut aussi se faire cette réflexion que si une nation s'engage dans des actions hautement condamnables, la culture de cette nation, si brillante soit-elle, peut en être gravement affectée. On se rappelle comment le nazisme a détourné de la culture allemande des intellectuels (Mann, Jankélévitch, etc) ; l'agression injustifiable de la Russie, Viktor Kyrylov nous le montre bien, peut agir de même.
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