« Comme il faut de la vertu dans une république, et dans une monarchie de l'honneur, il faut de la crainte dans un gouvernement despotique : pour la vertu, elle n'y est point nécessaire », écrit Montesquieu dans « L'Esprit des lois ». Cette crainte, permanente et insidieuse, gangrène le quotidien des assujettis. Dans un système pyramidal, encourageant les complicités misérables, où le dénonciateur peut à son tour être dénoncé, où bien entendu la parole critique est bâillonnée et la défiance généralisée, il s'ajoute à cette crainte visqueuse le mensonge odieux, en continu débité par la propagande, le culte de la personnalité écoeurant imposé par le dictateur, enfin les dysfonctionnements à tous niveaux, la pénurie, l'insécurité sociale et l'indigence des services, des fournitures médicales, etc. Ce système rigide, criminel, inefficace ne peut que s'effondrer, toujours trop tard, dans un chaos porteur d'autres maux.
C'est toute la force du premier long-métrage du roumain Bogdan Muresanu, Ce nouvel an qui n'est jamais arrivé, d'exposer les multiples tares de la dictature sous Nicolae Ceausescu, et cela sur un mode absurde et tragicomique. Ayant obtenu le prix du meilleur film Orizzonti et le prix Fipresci au Festival de Venise en 2024, on peut soupçonner que ces récompenses ne soulignent pas seulement les qualités indéniables du film, mais font sans doute quelque écho à la situation actuelle de la Russie, soumise également à un régime autocratique, brutal (voire, pour certains analystes, maffieux !) et répressif où, à part une industrie de guerre et un endoctrinement de masse très choyés, l'État délaisse les citoyens. L'idée ingénieuse de ce film roumain consiste à présenter en même temps plusieurs destins individuels, à les croiser (selon le procédé de narration appelé « simultanéisme » : cf. « Manhattan Transfer » en littérature) et en faire tenir les actions, emblématiques, durant les 20 et 21 décembre 1989... Ce n'est pas tellement que ces dates sont proches du Nouvel An, justifiant ainsi le titre du film, mais plutôt qu'elles désignent ce moment ô combien libérateur où le régime de Ceausescu - qui se faisait appeler le « génie des Carpates » ou le « Danube de la pensée » - s'effondre lamentablement. À la suite d'émeutes violemment réprimées à Timisoara d'abord, puis d'un rassemblement de masse organisé par la police politique, la « Securitate », devant montrer la popularité intacte du régime mais virant d'un coup à un chahut de masse incoercible et contagieux, Nicolae et Elena Ceausescu (« la mère du peuple ») prirent la fuite en hélicoptère dès le lendemain, furent arrêtés puis froidement exécutés... Le spectateur sait donc que ce régime dictatorial vit ses derniers jours, et la longue et dernière séquence du film montera sur l'air du Boléro de Ravel vers la Liberté, comme le glissement progressif d'une joie intense. Mais les protagonistes, eux, ignorent leur libération si proche et ils survivent toujours dans la peur : « 1 homme sur 10 est un agent secret ; 1 sur 4 un mouchard ! », assène un personnage. Et l'un (Adrian Vancica) est paniqué, furieux, accablé parce que son enfant a posté, avec son nom et adresse, une lettre au Père Noël dans laquelle il demande comme cadeaux : pour lui une locomotive, pour sa mère un nouveau sac à main, et pour son père... « que le vieux Nico meure », soit la mort de Nicolae Ceausescu (horreur, comment récupérer cette fichue lettre ?), l'autre (Mihai Calin), directeur de chaîne à la télévision, doit refaire au dernier moment une partie du programme de Noël, parce qu'il s'avère que la jeune femme qui y pousse un chant patriotique à la gloire du régime avait tenu des propos critiques à son encontre (comment trouver une remplaçante et sosie dans l'urgence ?), le troisième tente de s'enfuir à l'Ouest, est trahi, emprisonné, battu, et doit trahir à son tour s'il veut s'en tirer. D'autres situations affreuses, burlesques et pathétiques montrent, sur un rythme endiablé, la comédienne sosie se tuméfier le visage et tenter de casser sa voix pour éviter de jouer le rôle qui lui a été confié, ou encore une vieille dame essayer en vain (plus de gaz !) de se suicider parce que, planification oblige, on l'a contrainte à quitter son cher logis. Les pénuries sont indiquées par l'absence d'un médicament banal dans une pharmacie, tandis que le matériel utilisé est en général obsolète. La délation, la veulerie, la compromission dégoulinent continuellement du sommet de la pyramide où trône un dictateur cupide, ubuesque et paranoïaque.
Comme souvent, et le film Ce nouvel an qui n'est jamais arrivé ne fait pas exception, le cinéma roumain, touffu et impétueux, se marque, au rythme vif et chaloupé d'une caméra sur l'épaule, par un naturalisme audacieux en prise directe avec une réalité soigneusement reconstituée. On en oublie la longueur du film (2h18), d'autant plus que les situations se succèdent aussi rapidement que fusent les répliques. Avec l'éloignement de cette époque, l'humour noir du cinéaste et le grandiose « happy end » final, on peut considérer maints protagonistes du film comme de lamentables et dérisoires Pieds Nickelés, et en rigoler franchement. Il n'empêche, c'était alors l'un des pires régimes staliniens (il existe un mémorial de 2 millions de victimes recensées). Et les dictatures, pendant le temps où on les subit, ne font vraiment pas rire. Vraiment pas.
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