Dans leur flux continuel, les émotions se fondent et disparaissent, les vérités demeurent... En construisant leur film, Jeunes mères - à maints égards documentaire -, autour d'une Maison Maternelle, remarquable institution où (ici c'est à Liège) de jeunes femmes en grande difficulté (grossesse non désirée, difficultés familiales, incapacité temporaire ou chronique à s'occuper d'un nouveau-né, etc.) peuvent trouver le temps de se récupérer, faire ou non le choix existentiel de la maternité, les frères Dardenne ne nous rappellent-ils pas, et magistralement, que si l'humain n'a pas d'instinct (par exemple le supposé « instinct maternel » : cf. l'ouvrage « L'amour en plus » d'Élisabeth Badinter) il fabrique de l'institution ? Ne nous montrent-ils pas également que le psychologique (les affects, le sentiment) reste intimement lié au sociologique et à l'économique ? Le palpitant récit de ces quatre adolescentes, déjà précarisées socialement, qu'une maternité précoce a en plus fragilisées et qui, selon leur situation propre, vont prendre des décisions tout à fait différentes (confier pour toujours l'enfant à une famille d'accueil, le garder seule, tenter une vie familiale), nous confronte subtilement à la complexité du « désir d'enfant » et de l'« amour maternel »... En Jessica (Babette Verbeek), Julie (Elsa Houben), Ariane (Janaïna Halloy Fokan) et Perla (Lucie Laruelle), auxquelles il faut ajouter Naïma (Samia Hilmi), en marge du quatuor, un certain nombre de femmes pourraient - si leur classe d'origine ne les coupaient pas de ce genre de cinéma - se retrouver peu ou prou. Hors d'un familialisme mystifiant ou, au contraire, d'une dénégation idéologique de l'amour maternel...
Il peut paraître intolérable à certaines, comme à Jessica qui ouvre le film, qu'il y ait des femmes n'éprouvant pas la moindre impulsion maternelle, mais c'est un fait ! Jessica, enceinte de huit mois, fut abandonnée par sa génitrice (India Hair) dès la naissance. Alors elle la suit, la traque, exigeant à tout prix une réponse à son questionnement, à son cri désespéré : n'as-tu donc rien éprouvé en me rejetant ainsi ? Qu'ai-je été pour toi ? Et la réponse a d'autant plus de valeur que Jessica va bientôt donner naissance à un enfant. Elle-même découvrira ensuite, accablée, que son coeur aussi peut se geler. Et que ce bébé vagissant, sorti de ses entrailles, ne suscite en elle aucune émotion. Quand elle obtiendra enfin une réponse de cette blonde au visage de pierre qui fut sa mère biologique, elle pourra entrevoir l'importance cruciale, déterminante du contexte existentiel dans une naissance. Rude épreuve de maturité pour cette gamine !... Et la petite Africaine Perla ne va-t-elle pas prendre conscience, accablée puis furieuse, que son chéri, un adolescent à peine sorti de taule et plus soucieux de sa barre de haschich que d'un nid accessible pour vivre à trois, ne l'aime pas plus qu'il est apte à jouer le rôle de père ? Il ne lui reste alors plus qu'à trouver auprès de son aînée de demi-soeur et sa famille un environnement affectif et économique qui puisse l'aider à garder l'enfant... Le cas d'Ariane est tout autre : sa mère (casting remarquable de Christelle Cornil en femme prolétaire malmenée de partout) l'avait poussée à accoucher pour à la fois s'occuper d'une petite-fille et récupérer sa fille, instrumentalisant la maternité et ainsi tenter de reconstruire une vie fracassée. Aidée par l'institution, Ariane pourra, en des scènes déchirantes, s'opposer à sa mère, et ainsi s'extraire d'une fondrière misérable et névrotique à la fois, préférant quitter son bébé, si adorable, et le confier à une famille d'accueil aimante et aisée... Droguée mais dans un processus de résilience, Julie a eu la chance de rencontrer un garçon qu'elle aime et qui l'aime sincèrement, a trouvé du travail, est prêt à se lancer avec elle dans l'aventure familiale. Son cas, optimiste comme celui de Naïma, montre, central dans le film, le rôle émancipateur de cette Maison Maternelle et de son personnel disponible et dévoué, d'un professionnalisme à toute épreuve.
Toutes ces histoires se relaient et se relancent continuellement, elles créent un rythme léger et vif, évitant le piège du mélodrame (on sait, au moins depuis Fantine et Cosette, que la jeune mère contrainte d'abandonner son enfant en est un ressort éprouvé !) dans lequel on s'englue... Une fois encore, les réalisateurs belges Jean-Pierre et Luc Dardenne, champions du drame social (Rosetta 1999, L'Enfant 2005 - films tous deux lauréats de la Palme d'or à Cannes - Le Gamin au vélo 2011, La Fille inconnue 2016, Le Jeune Ahmed 2019, Tori et Lokita 2022), démontrent un savoir-faire indiscutable à tous points de vue. De leurs dynamiques prises de vue ne lâchant jamais les protagonistes dans leurs multiples démarches jusqu'à l'attention accordée au moindre détail, vestimentaire ou de casting. Ou bien du choix des confrontations les plus dramatiques (Jessica ou Ariane avec leur mère, Perla et sa demi-soeur, Julie et son petit ami) à celui des moments forts, merveilleux où ces adolescentes découvrent la fragilité extrême d'une vie balbutiante, et la tendresse des soins qui l'enveloppe. Par-là quelque chose d'infiniment précieux et de profondément humain se manifeste, telle une basse continue et douce, dans ces partitions heurtées... Et, par définition non-comédiens, les bébés ajoutent leur vibrato aléatoire.
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