Telles de joyeuses sollicitations pour des produits et en des styles disparus, certaines publicités anciennes, encore visibles à Paris, sur ces façades aveugles n'ayant été ni repeintes ni ravalées, évoquent une époque où l'affiche reine embellissait les murs. Et il est impossible de se déprendre d'une certaine nostalgie quand, à cette occasion, l'on compare les affiches pimpantes de Chéret, Steinlen, Mucha, Toulouse-Lautrec, Cappiello (cf. Verso Hebdo du 19-9-2024) à nos panneaux lumineux et animés actuels, nos publicités photographiques d'une affligeante platitude. Cette nostalgie nous accompagne au long de l'immense exposition et ses 230 oeuvres, L'art est dans la rue (jusqu'au 6 juillet au Musée d'Orsay), consacrée à l'âge d'or de l'affiche illustrée à Paris dans la seconde moitié du 19ème siècle. Non qu'elle nous illusionne sur une mythique « Belle Époque », mais parce qu'a contrario elle nous suggère - à l'exception heureuse du Street Art contemporain et des quelques façades peintes - une fonctionnalisation (et le désenchantement qui l'accompagne), un bâillonnement de notre espace urbain rapidement traversé. Ah, elles étaient omniprésentes à l'époque, ces affiches ! Sur les murs, les kiosques, les urinoirs, les colonnes Morris, le métropolitain et les hommes-sandwichs ! Superposées, se chevauchant ou recouvrant, joyeux brouhaha visuel qui jacasse en continu, à propos de biens, spectacles ou manifestations diverses. « Ça fait une exposition en plein air, tout au long de l'année et tout le long du chemin », comme le disait Félix Fénéon (1861-1944), écrivain et critique.
Ces grandes images signées par des artistes géniaux gardent leur caractère encore pictural, pour le temps de cet âge d'or... Mais le secteur publicitaire de la production industrielle exigera ensuite de l'efficacité, un retour sur investissement. Se pose alors le problème crucial de l'antagonisme entre l'art et la communication. Cette opposition conceptuelle monte, tout au long de l'exposition. La dimension polysémique de l'art, ses recherches formelles et sa gratuité excèdent le message publicitaire. L'art de communiquer tient en des recettes éprouvées qui distingueront peu à peu le « créatif », dans le processus publicitaire, de l'artiste. Mais, en attendant la bifurcation, un certain nombre d'artistes retrouvaient dans le medium de l'affiche des spécificités de leur art, comme par exemple des aplats de couleurs rutilantes, une absence de perspective, la dimension synthétique des compositions. Le trait vigoureux de Steinlen, les contrastes violents de Toulouse-Lautrec, les séduisantes composition de Mucha s'accordaient jusqu'à un certain point aux qualités propres à l'affiche, soit une excellente visibilité, même s'il fallait en passer par la stéréotypie des sujets et représentations pour ne contrarier personne. C'est aussi l'usage de la chromolithographie (1836) qui va permettre la réalisation en couleurs et la diffusion en séries. Stéréotypes, reproductions massives... On ne s'étonne pas que, plus tard (cf. « L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique »), Walter Benjamin ait pu en un saisissant raccourci affirmer : « À la reproduction en masse correspond la reproduction des masses ». Et l'individualiste raffiné, quant à lui, se désolait de cette « immense nausée des affiches » (Baudelaire, dans « Mon coeur mis à nu »).
Cependant la recherche d'un art pour tous peut séduire certains créateurs. L'affiche, cette clameur colorée trouant les murs, n'est-elle pas offerte à tout le monde par son abondante exposition en pleine rue ? De là à parier sur son ambition sociale, mobilisatrice... Les milieux anarchistes jouèrent ainsi un rôle majeur pour l'apparition des premières affiches politiques dans l'espace public... Mais on voit aussi des affiches réactionnaires, racistes, et même ouvertement antisémites, comme celle de Willette (1857-1926), qui fut d'ailleurs rééditée par le régime de Vichy. L'exposition nous montre, en fin de parcours, cet axe politique de l'affiche, en soulignant bien entendu les rapports essentiels que son art expressif, percutant entretient avec le capitalisme et la société de consommation naissante. Les commissaires d'exposition, Sylvie Aubenas et Christophe Leribault, ont voulu une exposition qui donne autant à réfléchir (aux mutations techniques, sociales, culturelles, commerciales et urbanistiques) qu'à enchanter le regard : et pas seulement avec les « rois de l'affiche » attendus, les Chéret ou les Cappiello ou d'autres bien connus. Mais encore les Nabis, et d'autres affichistes de grand talent aujourd'hui oubliés.
Que de choses sur lesquelles s'arrêter dans cette ample exposition ! On peut être ébahi par le nombre sidérant de ces affiches sur les murs, ou par l'importance des lettres, le plus souvent dessinées par les artistes eux-mêmes, donc du texte (les gens pouvaient s'arrêter et lire), ou bien par le personnage important du colleur d'affiche (deux courts films muets en témoignent), ou encore noter ce débat, présent déjà, entre les défenseurs du patrimoine, défiguré selon eux par cette pléthore d'images bigarrées, éphémères, et les promoteurs d'une communication commerciale dynamique, gage de croissance. On voit que l'image des enfants, des jolies femmes et, déjà, l'érotisme font vendre (publicité pour le Pétrole Stella, 1897, signée Henri Gray), enfin que les stars de l'époque, grâce à un artiste attitré, prenaient déjà soin de leur image (exemple : Sarah Bernhardt et Mucha). Toute notre époque en germe : un germe bien florissant...
|