« La photographie est une réponse immédiate à une interrogation perpétuelle », rétorquerait Henri Cartier-Bresson. Tous les exercices auxquels, pour contourner ses limites, la photo s'évertue feront la matière de ses multiples propositions. Jusqu'au 5 octobre en Arles la photographie raconte, en tours et détours multiples, son (im)pouvoir...
Déjà l'exposition « Éloge de la photographie anonyme » (donation de la Fondation Antoine de Galbert, collection Marion et Philippe Jacquier), par tous ses innombrables clichés en vrac d'inconnus, confronte chacun d'entre nous à l'acte photographique banal, qui peut (mais aussi ne peut pas) arrêter le temps : « Regardez ces amateurs dont le seul but est de recueillir un souvenir. Voilà de la photographie pure ! », s'exclamait André Kertész. Voilà : ils ont été heureux ici, elle a voyagé partout, il l'a follement aimée, ils furent des témoins, il la déshabillait, elles se sont émancipées, etc., et l'appareil chaque fois s'en trouvait le nécessaire complice ! Les photos sont bel et bien demeurées, jaunies, tordues, mais elles n'ont pu empêcher la disparition des êtres. Et la nôtre à venir... La Perte. Et Ronsard murmure : « Le temps s'en va, le temps s'en va, madame ; /Las ! Le temps, non, mais nous nous en allons ». Ce thème de la disparition, de la perte ou de l'absence, nous allons souvent le retrouver au long de ces Rencontres, dont le directeur, Christoph Wiesner - s'il parle toujours d'« engagement » pour résumer sa programmation - ne peut sans doute être conscient de tous les états d'âme et sentiments qu'elle suscite.
Des exemples : Diana Markosian veut témoigner de l'absence d'un père qui lui fut brutalement enlevé pendant quinze ans, et qu'elle a enfin retrouvé : sa photo, pourtant délicate et sensible, peut-elle exprimer une si longue absence ? Keisha Scarville évoque sa mère décédée à travers les vêtements qu'elle a portés ; la matérialité de l'image et du tissu devant capturer un instant les fantômes du souvenir... Étrangeté des paysages, désolation, errance et parfois poésie fulgurante d'un lieu : la lueur d'une fugitive présence fait signe à Todd Hido le voyageur pour conjurer un monde de mélancolie et déréliction. Quel genre de photographies (par satellite ?) ou de paroles (sur les réseaux ?) quand tout n'est plus que pertes et destructions pour la ville d'Arbin, en Syrie, rasée par le monstre Bachar El-Hassad ? se demande Carine Krecké, témoignant de l'impouvoir photographique conventionnel pour rendre compte de ce qui, à jamais, n'est plus. Keight, lui, tente de nous suggérer, par différents clichés sur les multiples effets de la méditation, comment il a tenté de s'en sortir après la mort de son frère. Et nous regardons, perplexes, toutes ses images... Après une tragédie familiale atroce (il était un enfant et ses parents furent assassinés dans un hôtel), Jean-Michel André, devenu adulte, par des photographies et des documents, essaye de comprendre l'affreuse absurdité d'un fait divers qui a déchiré la trame de sa vie. La photographie, comme témoin infaillible de la perte, mais aussi comme instrument de réparation, de résilience... Par ailleurs, bien entendu, l'usage largement socialisé de l'archive photographique donne les moyens à une communauté, une culture, de gérer, intégrer la disparition fatale, progressive et désespérante de toutes choses et de tous êtres. Occasions classiques d'amples expositions aux Rencontres de la Photographie d'Arles. Par exemple, vingt ans de vie (1970-1990) dans l'une des plus grandes favelas du Brésil par Joao Mendes et Afonso Pimenta : les reflets de la communauté de Serra, Belo Horizonte. Ou la photographie moderniste brésilienne (1939-1964) et ses perspectives sur l'architecture et l'urbanisme. Ou, toujours à propos du Brésil, la documentation photographique d'inspiration sociologique et critique de Claudia Andujar. Ou enfin la brillante saga du couturier Yves Saint-Laurent, à travers le regard si différent des plus grands photographes de l'époque... Cette dimension d'archivage s'accompagne parfois d'une perception subjective, elle-même produit de son temps, comme c'est le cas pour David Armstrong qui a sympathisé avec l'âme de la jeunesse new-yorkaise des années 70-80. Mais un engagement politique peut guider le regard du photographe, comme nous le montre cette rétrospective inédite sur le monde selon Louis Stettner (1922-2016), révélation indiscutable de cette programmation.
Programmation dont on regrette par ailleurs que, dans sa part d'actualité, elle ne consacre pas plus de place au spectaculaire, effroyable dérèglement climatique et à l'épuisement de nos ressources menaçant tous les humains de la planète, à l'explosion des inégalités sociales, affectant une grande majorité d'entre eux, aux tragédies évidentes de l'immigration et à la dégradation du travail, à la précarisation, endurées par un si grand nombre (alors que les problèmes de la minorité LGBTQIA+ - indéniables comme ceux de tant d'autres minorités persécutées - sont au Rencontres de la Photographie très bien évoqués) ; et il faut se rabattre sur le seul, et remarquable, collectif MYOP et ses vingt regards engagés, pour combler un peu cette lacune surprenante.
Pour déranger un peu la nostalgie qui nimbe ces Rencontres, nous terminerons sur une note photographique d'une ironie mordante avec « La Touriste » de Kourtney Roy, dévastant en couleurs blafardes et criardes le kitsch platiné et le bonheur en boîte américains ; et une note humoristique avec « La guerre de la langouste », ce délicieux canular signé Jouannais, Bethônico et Guyon. Oh, ces notes ne réparent rien mais, pour les vivants, la tragicomédie continue...
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