Le chaos. L'enfer. La dévastation. Un cauchemar. Pire encore... Mais existe-t-il des mots pour décrire cet autre monde qui n'a plus rien à voir avec le nôtre ? C'est « comme atterrir sur une planète hostile... », souffle l'un des soldats ukrainiens. Plus de paysage, mais un non-lieu. Des fosses, des tranchées, des crevasses, une fumée épaisse, des carcasses rouillées, des monticules hérissés que secouent des explosions. Et, entre les miaulements aigus des balles, la mort qui rôde sans cesse, vibrionne sur le champ de bataille, fauchant, moissonnant les épis humains... Des menaces viennent de partout. Impossible de se poser : vite, il faut évacuer les blessés qui hurlent de douleur, et profiter de la moindre pause de l'ennemi pour avancer. Toujours avancer ! Ils ne sont plus qu'À 2000 mètres d'Andriivka (titre de cet hallucinant documentaire de Mstyslav Chernov), un petit village stratégique en ruines à reprendre aux Russes. C'est au sud de Bakhmout, le « Verdun ukrainien ». Entre cette modeste bourgade (quelques 2000 habitants avant l'invasion) et les Ukrainiens, il y a cette bande de forêt en miettes que tiennent les ennemis retranchés, et de part et d'autre deux larges champs de mines. Le documentaire d'1h48 (un temps suspendu) nous confronte à l'avance héroïque, suicidaire, effroyable sur cette bande jonchée de cadavres, des soldats jusqu'à Andriivka... Voilà, c'est le front en direct, une immersion au coeur des combats. Une guerre conventionnelle et d'usure, tout comme en 14-18 : le sang, la boue et l'horreur. Oui mais en même temps, c'est une autre guerre, celle du 21ème siècle, avec un QG téléguidant à l'arrière les opérations, comme en un jeu vidéo. Bourré d'écrans et d'électronique, il actionne une armée de drones qui surveillent tout ; en plus, il y a ces caméras GOPro attachées aux casques des soldats (une bonne partie des images sidérantes du film vient de là) ; enfin Chernov nous fait entendre la litanie des médias, parfois totalement décalés. Guerre de drones, d'informations, cyberguerre et... boucherie. C'était en septembre 2023, une opération militaire parmi tant d'autres. Et le village a été repris depuis par les Russes ! Un sentiment d'horreur absurde étreint le spectateur, d'autant plus que, lors des rares pauses entre deux assauts, on a eu le temps de s'attacher à tel ou tel soldat qui se confie au photoreporter ukrainien, sourit même et plaisante. Avant de mourir, en direct... Les commentaires graves et profonds, en voix off, de Mstyslav Chernov, rappellent le contexte politique. L'annexion de la Crimée en 2014 puis l'invasion de l'Ukraine en 2022 par la Russie de Poutine recourant à la guerre totale pour élargir ses frontières... Une rupture, une violation et une transgression inédites depuis la Seconde Guerre Mondiale. Alors À 2000 mètres d'Andriivka n'est plus seulement un documentaire unique, immergé, brut et haletant, mais aussi une pièce à charge supplémentaire.
Mais que se passe-t-il à l'arrière des conflits, quand on croit être protégés ? Même loin du front, les effets de la guerre se font insidieusement sentir comme des coups sourds, inquiétants, qui ébranlent nos assises. Alors les divertissements paraissent excessifs, compensateurs, obscènes et les émotions dissociées. Des traumatismes ressortent d'un coup, logorrhéiques car trop longtemps contenus... Oui, le film de l'israélien Nadav Lapid, exilé en France depuis quatre ans, veut nous montrer, en une farce tragique et avec maintes séquences choc, comment par exemple une classe au pouvoir, affairiste et nationaliste (dont Netanyahou serait la caricature), veut par la fête, l'enivrement et la dépense somptuaire éluder, même scotomiser cette guerre, vindicative, impitoyable et d'une violence folle contre les Palestiniens. Une réponse certes à l'agression barbare du 7 octobre par le Hamas, mais aussi un déchaînement nationaliste et le prétexte à de nouvelles annexions territoriales... Ce film, très largement métaphorique voire allégorique, usant (et parfois abusant) de l'obscénité qu'il dénonce, suggère en antithèse, par l'euphorie surjouée et la musique assourdissante, les malheurs et le fracas de la guerre au lointain, son pathologique refoulement. « Il faut que les Israéliens se voient sous une lumière crue et cruelle », disait à la radio (France Culture) Nadav Lapid... La trame du scénario consiste dans le désarroi, la crise morale d'un pianiste et compositeur (Ariel Broz), un artiste à la fois désargenté, bouffon et paumé, ayant accepté de vendre son talent de musicien en composant un hymne triomphal (« Oui ») et nationaliste. Le couple tumultueux qu'il forme avec sa femme Jasmine, une danseuse elle aussi précaire, les relations responsables mais distendues qu'il essaye d'établir avec leur petit garçon, enfin le débat de conscience entre son honneur d'artiste et l'appât du gain semblent ici le précipité des graves contradictions qui traversent Israël. De Synonymes, Ours d'or à Berlin à Oui, film de la transe malheureuse, en passant par Le Genou d'Ahed, le réalisateur israélien, en désaccord total avec le fanatisme qui s'y répand, n'arrête pas de mettre en scène ses adieux à Israël, où d'ailleurs il a de plus en plus de mal à tourner. Mais, au-delà des discours idéologiques et des récupérations partisanes de tous ordres, son témoignage artistique et critique reste précieux. Il faut du talent pour évoquer par le cinéma les symptômes hystériques d'une société malade de sa guerre.
|