Vous êtes un peintre virtuose - c'est-à-dire d'une habileté technique remarquable - et vous voulez, ambitieux, le succès de votre vivant... Un certain nombre de recommandations alors s'imposent. D'abord préférez une capitale où les tendances esthétiques les plus d'actualité se concentrent, mais aussi l'atelier d'un maître à succès qui sera immédiatement convaincu par votre talent d'exécution et vous formera dans l'esprit du temps ; ensuite choisissez les lieux d'expositions et Salons qui attirent le plus de monde et font parler d'eux, et vous vous y ferez bien sûr remarquer par votre maîtrise incontestable dans le style et le genre qui prédominent à ce moment-là, appréciés de la grande bourgeoisie collectionneuse (si vous faites du portrait, sachez évidemment flatter votre modèle, tout en ajoutant cette petite touche originale, mais pas trop, qui vous fera préférer à vos concurrents) ; enfin, n'oubliez surtout pas de soigner vos réseaux et diversifiez-les, quittez souvent votre atelier et sortez dans les cercles mondains et artistiques, devenez proche des critiques d'art influents, offrez-leur des oeuvres, et encore mieux des portraits d'eux, ils adoreront ; et ah, important, prenez le temps de voyager, faites-vous connaître ailleurs, car la clientèle cosmopolite étaiera votre succès... Vous aurez même la Légion d'honneur !
À y bien considérer, l'américain John Singer Sargent (1856-1925), dont une exposition parisienne, évidemment à succès, montre parmi les plus brillants tableaux (jusqu'au 11 janvier 2026 au Musée d'Orsay), coche toutes les cases de cette liste de recommandations. Aussi le succès aura accompagné sa glorieuse carrière... Virtuose, il l'est au point qu'Henry James, à son propos, s'est permis cette formule, ambivalente et profonde : « La peinture de Sargent offre le spectacle étrangement inquiétant d'un talent qui, au seuil de sa carrière, n'a déjà plus rien à apprendre ». Issu d'un milieu privilégié (son père, chirurgien à Philadelphie, a d'une part les moyens de donner au petit John une superbe éducation lui permettant de maîtriser quatre langues, exceller au piano et affermir son étonnante maîtrise du dessin et de l'aquarelle, et d'autre part ceux de se/lui rendre accessible une existence voyageuse), Sargent, une fois installé à Paris, est reçu, accepté dès l'âge de 18 ans dans l'atelier de Carolus-Duran, le peintre « réaliste » et le portraitiste à la mode. Entre 1877 et 1885, Sargent expose au Salon - le « must », attirant chaque année des centaines de milliers de visiteurs, les critiques influents et les collectionneurs - un portrait et une peinture de voyage : ce qui alors séduit beaucoup. Vanité de classe et exotisme. Dans les deux cas, Sargent se permet un écart, attractif mais non périlleux, par rapport aux conventions et stéréotypes en vogue. Il montre par exemple un aspect un peu moins idéaliste et « carte postale » de Venise, ou bien, dans les portraits, il choisit des attitudes et surtout des gestes inhabituels, notamment des mains... Cependant sa virtuosité, appuyée sur des mois de travail, flatte toujours son modèle, exhausse sa sensualité, met en valeur les riches étoffes et soigne habilement le cadre. Par ailleurs Sargent, par son excellente éducation et sa culture, s'impose dans les milieux mondains, artistiques. Carolus-Duran (que Sargent a élégamment portraituré !) et le Dr Pozzi ont parrainé son entrée dans le club prisé et porteur du « Cercle de l'Union artistique ». Fréquentant des femmes de lettres et des critiques d'art influents qui le privilégient par de beaux commentaires, Sargent accélère davantage encore une ascension déjà éblouissante. Enfin il se partage entre Paris et Londres, revient aux États-Unis régulièrement pour ses riches commanditaires. En 1886, il s'installe définitivement à Londres, où il remporte tous les suffrages auprès de l'aristocratie et de la haute bourgeoisie. Quelle activité ! Mais il ne faut pas moins pour être un « peintre à succès ». En 1889, triomphant lors de l'Exposition universelle de Paris, il reçoit une médaille d'honneur et, « last but not least », il est fait chevalier de la Légion d'honneur !
Cette carrière de peintre à succès est une incontestable réussite, et les commissaires d'exposition (Caroline Corbeau-Parsons et Paul Perrin) ont fait en sorte que nous percevions clairement l'histoire de cette ambition et la ligne de cette fulgurante ascension. Oui mais enfin que vaut, pour un critique, un connaisseur ou un historien de l'art cette peinture ?... Ne retenons pas, pour tenter de répondre, le fameux scandale autour du portrait de Madame Gautreau : il la grandit moins qu'il ne révèle surtout l'hypocrisie puritaine de la Belle Époque. Mais reconnaissons d'abord à cette peinture séduisante une appréciable qualité synthétique. Dans le creuset de laquelle se fondent des maîtres anciens (Velasquez, Frans Hals), des modernes (Manet) et des peintres impressionnistes (elle leur emprunte notamment la vive simplification de la touche) ; ensuite il serait injuste de ne pas saluer tous ses jeux de lumière ou bien ses recherches sur les subtiles nuances d'une couleur (que ne produit-elle pas avec celles du blanc !) ; enfin, quand elle s'échappe par exceptions des formules à succès, qui réussirent également à Tissot, Helleu, Stevens ou Boldini, cette peinture dégage quelque chose d'étrange, d'inaccoutumé...
Une troublante androgynie des modèles, ou est-ce seulement nous qui projetons ?
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