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[verso-hebdo]
22-02-2024
La chronique
de Pierre Corcos
Voir : écrire ou dessiner
Mêler un écrivain éminemment visuel (Balzac) à un dessinateur finement littéraire (Daumier) dans le champ inépuisable (Paris) où à merveille s'exerça leur sens aigu de l'observation : une excellente idée qui inspire l'exposition Balzac, Daumier et les Parisiens - De La Comédie humaine à la comédie urbaine (jusqu'au 31 mars à la Maison de Balzac).

Qui a lu Balzac (1799-1850) connaît la place, le génie, la justesse de ses descriptions. « Penser, c'est voir », affirmait Louis Lambert, le héros surdoué du roman éponyme de Balzac. Et l'alter ego de l'écrivain, le narrateur de Facino Cane dit : « Chez moi, l'observation était déjà devenue intuitive ; elle pénétrait l'âme sans négliger le corps ; ou plutôt elle saisissait si bien les détails extérieurs qu'elle allait sur le champ au-delà ». Baudelaire avait également remarqué, de Balzac, ce « goût prodigieux pour le détail ». Une spécialiste de Balzac et critique de cinéma (Anne-Marie Baron), dans un livre assez récent (« Balzac cinéaste » aux Éditions Klincksieck - 2005) a même montré comment les techniques narratives de l'écrivain préfigurent le montage et l'écriture cinématographiques. En plus Balzac, l'ancien journaliste, était un promeneur parisien infatigable et curieux. La proximité avec Daumier s'impose. Toujours Baudelaire : « la véritable gloire et la vraie mission de Gavarni et de Daumier ont été de compléter Balzac, qui d'ailleurs le savait bien, et les estimait comme des auxiliaires et des commentateurs ». C'est dit... ! Comme Balzac, Daumier (1808-1879) arpenta beaucoup Paris, mais lui par nécessité : tout jeune il fut garçon de courses d'un huissier, puis commis chez le libraire et éditeur Delaunay. Occasions d'observer la foule composite et pittoresque du Palais-Royal, le petit peuple des rues parisiennes, les embarras multiples de la capitale. Comme Balzac, il travailla dans différents journaux (La Caricature, Le Charivari, L'Association mensuelle), mais bien entendu à titre de dessinateur caricaturiste. Et il est plus que probable que les deux artistes se soient rencontrés dans les salles de presse, chez les éditeurs. En outre, il n'est pas indifférent de savoir que Daumier ambitionnait au départ une... carrière littéraire (il a même écrit une tragédie qui ne rencontra pas le succès), et les courts textes, dialogues qui accompagnent ses dessins témoignent d'un joli sens de la formule. Aussi, qu'il y ait « une parenté spirituelle » entre Balzac et Daumier, comme l'affirme Yves Gagneux, commissaire de cette exposition, cela paraît évident. Encore faut-il préciser qu'elle s'exprime surtout dans ce regard aigu, réaliste et critique porté par les deux hommes sur leurs contemporains.
Donc scruter les humains, pour écrire ou pour dessiner. Et, dans les deux cas, saisir dans l'« être-au-monde » du corps des significations profondes (cf. « Phénoménologie de la perception » de Merleau-Ponty). Appréhender, même en deçà des costumes et dans les seules attitudes, l'« éthos » des classes sociales (pensons déjà, dans La Bruyère, au portrait du « riche » et du « pauvre »...). Ainsi l'exposition nous donne en même temps à lire (des passages très visuels de la prose balzacienne) et à voir (des lithographies de Daumier parlantes et légendées). Mais ici il n'y a pas forcément de rapport précis et adéquat entre la citation et l'image choisies. On aurait bien entendu rêvé que ces rencontres se superposent jusqu'à concerner les mêmes scènes. Cela aurait demandé un travail de recherche considérable à partir de deux corpus pléthoriques. Bientôt sans doute l'intelligence artificielle résoudra ce genre de difficultés... L'exposition ajoute un troisième terme à ce croisement fécond entre Balzac et Daumier, et il s'agit des Parisiens, de Paris. Les deux artistes y trouvaient une mine d'observations et de significations. Balzac : « À Paris il y a ans l'air et dans les moindres détails un esprit qui se respire et s'empreint dans les créations littéraires. (...) Ici, vraiment tout est spectacle, comparaison et instruction ». Mais, pour l'exposition, limitée en taille, ce troisième terme (Paris) s'est avéré lourd à gérer, hélas ! Il y a tant : les embarras de Paris, les effets de foule (aubaine pour Louis Léopold Boilly - cf. Verso Hebdo du 17-2-2022), les actes délictueux, les travaux interminables, etc... Et du coup, à la fois pour actualiser et/ou élargir leur propos et pour suggérer une permanence (sans doute mythique) du regard scriptovisuel sur les Parisiens, les organisateurs de l'exposition ont cru bon d'adjoindre huit dessinateurs contemporains de valeur inégale (Gab, Coco, Bélom, Fabrice Erre, etc.). Également cinq courtes vidéos qui affadissent, et même vulgarisent le propos (les Parisiens au bistrot, les chiens à Paris, etc.). C'était inutile, et l'on préfèrera ce choix de peintures qui s'ajoutent à la soixantaine de gravures exposées et viennent compléter l'image commune de Daumier en caricaturiste au regard acéré par celle d'un peintre inspiré, profond, à la matière onctueuse, aux subtiles tonalités et aux effets expressifs de clair-obscur.
Mais surtout, que cette exposition donne l'envie de relire Balzac en appréciant tout ce que les qualités d'observation et le sens du détail apportent à un écrivain, et de regarder l'oeuvre d'Honoré Daumier aussi comme une écriture forte sur son siècle, sur notre part d'ombre, et son propos (bien au-delà de Paris et des Parisiens) aura été pleinement justifié.
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
22-02-2024
 

Verso n°136

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