Remplissage fervent, minutieux, systématique d'une surface, acte ressenti comme une impulsion urgente, première et en deçà du sens (Raphaël Leonardini, Sans titre 2008), répétitions et stéréotypie pour exorciser quelque hantise (Agnès Baillon 1942 2003), figuration de thèmes anxiogènes jaillis de l'inconscient (Foma Jaremtschuk, Sans titre 1955-1963), sens aigu et obsessionnel du détail (Gaël Dufrène, 241 P9 à Nantes 2010), créatures archaïques et/ou transgressives (Barbara Dlmczuk, Sans titre), mise en valeur de matériaux négligés et récupérés (A.C.M. Le petit temple), facture bigarrée, enfantine (Ida Buchmann Ida 1989), et encore tous ces territoires graphiques, marécageux et inexplorés, de la « laideur » en tant que modalité surexpressive... Nous voilà bien dans ce monde singulier, orphelin, mais devenu peu à peu et paradoxalement familier ( !) de l'art brut. Et, plus factuellement, dans son lieu parisien consacré, la Halle Saint-Pierre, qui présente jusqu'au 14 août la collection Treger Saint Silvestre, l'une des plus importantes collections d'art brut et d'art singulier européennes avec ses 1500 oeuvres, que l'on peut trouver au Centro de Arte Oliva à Porto au Portugal. Une sélection de 86 artistes éveillant « la magie d'un entremonde à la fois familier et inconnu ».
Une collection d'art brut pose évidemment la question de ce qui en est ou de ce qui n'en est pas. Est-ce l'estampille « art brut » héritée de collections précédentes qui fait foi ? Où se marquent les frontières ?... Répondre vite qu'elles sont floues, poreuses irait à l'encontre d'un art qui se définit justement par sa rupture, son écart par rapport à un art majoritaire et dominant, par son « esprit singulier ». Et, par exemple, si l'on reconnaît ici quelques grandes figures historiques de l'art brut (peut-on parler de ses « vedettes » ? Cela impliquerait une hiérarchie qu'un Dubuffet aurait totalement rejetée !) comme Adolphe Wölfli, Augustin Lesage, Scottie Wilson, Aloïse Corbaz, Raphael Lonné, Henry Darger, Friedriche Schröder-Sonnenstern, la présence dans cette collection du surréaliste Pierre Molinier, de l'écrivain dessinateur Fred Deux, de Dado, de Marc Giai-Miniet ou bien d'un grand artiste évoluant à merveille dans les circuits du marché de l'art comme l'islandais Erró laisse perplexe... Et sans doute Martine Lusardy, directrice de la Halle Saint-Pierre et commissaire de cette exposition, s'en rend-elle compte quand, présentant la collection Treger Saint Silvestre, elle met en avant l'« instinct créateur », notion bien plus englobante que celle de l'art brut : « Les 1500 oeuvres qu'ils ont réunies au fil des ans ne sont pas esclaves d'une doctrine esthétique ou d'un parti pris formel et si la parenté est manifeste entre elles, il ne s'agit pas d'une parenté d'école et de mouvement propre à l'art culturel mais plutôt une parenté originelle : l'instinct créateur ». Mais cette notion d'« instinct créateur » (cf. ouvrage éponyme de Laurent Danchin), si elle permet ici l'ouverture à un Dado ou un Erró, est frappée d'un double désavantage : d'une part elle reste problématique épistémologiquement et d'autre part, même si on l'admettait intuitivement, pourquoi alors ne pas trouver dans cette collection des dessins d'enfants ou de Picasso ? Ni chez les uns ni chez l'autre on ne peut douter de la présence de cet « instinct créateur » !
En fait, par-delà la cohérence d'une origine ou d'un concept, la plupart des collections sont marquées par la personnalité des collectionneurs, laquelle dépend en bonne partie de leur histoire propre. Richard Treger et Antonio Saint Silvestre sont tous les deux nés en Afrique, le premier au Zimbabwe et le second au Mozambique : voilà qui explique cette touche d'« africanité » dans certains choix et le dessin de tel anonyme angolais. Par ailleurs les deux collectionneurs ont dirigé pendant plus de 20 ans une galerie à Saint-Germain-des-Prés : et voilà pourquoi un certain nombre de... « valeurs sûres » émaillent leur collection.
Le visiteur exigeant séparera ce qui est art brut véritable de ce qui est goûts particuliers des deux collectionneurs ou objets séduisants pour galeristes « branchés ». Concernant les oeuvres d'art brut, il est bon d'avoir toujours en tête ce qu'en disait son fondateur conceptuel, parlant à leur propos d'«ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, a peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en oeuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d'écritures, etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de l'art classique ou de l'art à la mode » (Jean Dubuffet). Bien entendu, l'autarcie ou l'autisme dérange l'être social en nous... Il est bon d'observer nos propres réactions en face de ces travaux, car cette introspection nous révèle autant quelques fascinations insoupçonnée et dérangeantes que les a priori de notre culture artistique et la construction culturelle de notre « goût », à partir de notre classe d'origine et des valeurs esthétiques promues par la tradition artistique.
Si bien que, pareille au délire d'un fou comparé au discours de bon sens d'un « homme normal », une oeuvre d'art brut ouvre à la fois un nouvel espace imaginaire et fonctionne comme un révélateur de nos références et normes inconscientes.
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