Sans doute existe-t-il une psychologie par tranche d'âge, liée à la problématique qui s'impose à ce moment-là... Ainsi, le doute sur son identité véritable, le temps des copains et l'emprise de la bande ou de la tribu, la friction des amitiés et du premier grand amour, l'engagement dans une voie professionnelle et le « sens » à donner à sa vie déterminent une psychologie de jeunesse, différente de celle de l'âge mûr ou du troisième âge. Un grand bravo à Justine Raphet pour avoir, dans La Danseuse, un spectacle qu'elle a écrit et mis en scène (jusqu'au 27 avril au Théâtre de Belleville), réussi à exprimer et concentrer les drames psychologiques majeurs de la jeunesse, illustrant à sa manière la phrase célèbre de Paul Nizan : « J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie ». À travers l'histoire de Noé apprenti danseur, de ses crises existentielles, de ses copains, d'Adèle qu'il aime follement, et en une suite tonique, cadencée de monologues et de micro-scènes cathartiques, Justine Raphet conte une histoire individuelle où beaucoup pourront se retrouver, soit qu'ils la vivent plus ou moins directement, soit qu'ils s'en souviennent avec quelque nostalgie... La relation d'emprise à quoi la passion amoureuse incline est symbolisée par la scénographie en carré de ce spectacle dynamique, alliant slam (poésie scandée et populaire), théâtre et chorégraphie. Les cinq comédiens restent constamment sur scène, prenant place, quand ils n'interagissent pas, sur quatre chaises noires, seuls accessoires... Le poids de la norme, des contraintes économiques et des représentations dominantes n'aide évidemment pas plus Noé qu'Adèle à s'en sortir. Mais les spectateurs, eux, voient comment tous ces drames de jeunesse se mettent stricto sensu en place. Un bel effet de dépliage !
Au théâtre La Scala (du 3 au 10 mai) La Peur, une libre adaptation de la célèbre nouvelle de Stefan Zweig par Élodie Menant, qui en a aussi réalisé l'ingénieuse mise en scène. Son thème favori - notre part d'ombre et les puissances de l'inconscient, aux limites de la folie -, Stefan Zweig, admirateur de la psychanalyse, l'a illustré dans des nouvelles psychologiques incisives qui continuent à nous captiver, même si certaines problématiques de moeurs nous semblent aujourd'hui obsolètes. Par ses objets la peur renvoie traditionnellement à la littérature fantastique, mais elle peut en elle-même constituer un thème d'investigation psychologique, et s'approfondir en peur de la peur (« C'est de ta peur que j'ai peur » Shakespeare). Irène, femme au foyer, aimante et scrupuleuse, qui s'est laissée aller à tromper un mari très peu disponible, se trouve en butte au chantage d'une femme, supposée être la petite amie de son amant, qui lui réclame de l'argent en échange de son silence. La peur... que son mari la quitte après avoir appris cette liaison, également de ne plus pouvoir satisfaire la maître chanteuse, enfin de ses propres impulsions de meurtre à l'encontre de cette manipulatrice cupide, dévore la malheureuse. Et l'entraîne aux confins troubles du délire et de l'hallucination. Les spectateurs s'effrayent, comme dans un thriller hitchcockien, de cette émotion dévastatrice à laquelle s'adjoignent la détresse, la culpabilité et toutes les pathétiques tentatives de reprendre le dessus. Le retournement de situation final est inattendu. Hélène Degy interprète remarquablement le rôle d'Irène, en exprimant les variations de cette peur, de l'appréhension maîtrisée jusqu'à la panique. Le décor, mobile et pouvant se refermer, tournoyer sur lui-même, tout comme l'héroïne dans sa hantise solitaire, contribue à l'intensité dramatique de cette adaptation théâtrale réussie. Élodie Menant l'a située dans les années 50 pour en justifier, crédibiliser les situations de départ. Zweig et Hitchcock réunis au théâtre !
Les classes sociales en tant qu'elles déterminent des statuts et des rôles produisent leur psychologie propre. Et c'est faire un peu de sociologie que creuser à cette occasion la psychologie des personnages. Les attitudes d'Iphicrate décrites par son valet Arlequin ou d'Euphrosine moquées par sa servante Cléanthis font penser aux conduites et à l'« habitus » des ultra-riches tels que les décrit une sociologue comme Monique Pinçon-Charlot, tant la comédie L'Île des esclaves (1725) de Marivaux reste éclairante et anticipatrice, en dehors même de son contexte historique : la France était à l'époque dans ses colonies antillaises une grande puissance esclavagiste. On sent plus ici les maîtres (aristocrates) et les valets (paysans roturiers), comme d'habitude chez Marivaux, qu'à proprement parler les esclaves et leurs propriétaires. Et l'inversion des rôles comme souvent, développe une triple fonction : théâtrale (le jeu de rôles), pédagogique (en prenant la place de l'autre on le comprend mieux) et comique (comme la tradition médiévale de la fête des Fous). Marivaux, chic, (s')amusait au bord de la fracture révolutionnaire. Et c'est en retourner comme un gant sa peau tragique que fabriquer du comique avec l'affrontement des classes. La mise en scène enlevée, maniant élégamment les codes de la commedia dell'arte et l'interchangeabilité des costumes, signée Stephen Szekely, le jeu des comédiens qui avec panache se colore de bouffonnerie font de ce pur produit du Siècle des Lumières - qui continuera toujours, on l'espère, à nous éclairer - un moment de théâtre instructif et réjouissant (jusqu'au 7 juin au Lucernaire).
|