Une promenade sémantique dans la notion de « flou » verrait beaucoup de portes se refermer devant nous : le flou n'est guère le bienvenu ! Son étymologie d'abord, le « flou » étant issu du latin flavus, « jaune » et « fané, flétri » ; puis ces significations péjoratives, dérivant toutes probablement de cette déficience majeure dans la vision, la disparition des contours. Car si le myope, le presbyte, l'astigmate portent des lunettes, c'est bien pour échapper au flou, voir le réel nettement, précisément. Et quand l'image dans le viseur est floue, on rectifie la mise au point. Cette épreuve est-elle floue ? Le tirage fut sans doute défectueux...Etc. Ainsi les exemples du flou comme défaut abondent. Ils suggèrent également ici un rapport entre la perception, la raison et même la morale. En effet, la raison exige des « idées claires et distinctes » (Descartes). Si vos idées semblent un peu floues, c'est qu'elles manquent de rigueur. Et peut-être sont-elles même au service d'intentions malhonnêtes (« quand c'est flou, c'est qu'il y a un loup », expression bien connue). Puis tant d'équivoques et d'ambiguïtés se dissimulent dans le flou des formules vagues, que les politiciens nous servent généreusement !
Bien, mais dans l'art, pour l'esthétique, les portes s'ouvrent grand devant le flou, non ?... D'après la classification de Wölfflin, il est un des aspects du « style pictural », s'opposant au « style linéaire » promu par l'art classique. Donc, et l'on pouvait bien s'en douter, selon les époques, le flou fut diversement apprécié. Et il était juste par conséquent de périodiser cette notion dans l'art, comme nous le propose une exposition variée, bien conçue, intelligente, Dans le flou - Une autre vision de l'art de 1945 à nos jours (jusqu'au 18 août au Musée de l'Orangerie). Ses différentes parties tendent à une forme panoramique : « Aux frontières du visible », « Érosion des certitudes », « Éloge de l'indistinct », « Incertains futurs ». Les commissaires d'exposition (Claire Bernardi, Émilia Philippot, Juliette Degennes) nous invitent à une réévaluation positive du flou, par la fécondité de ses recherches dans la peinture, la photographie, la vidéo et la sculpture, agrémentant leurs démonstrations - parfois un peu forcées - de citations poétiques et philosophiques visant à emporter tous les suffrages. On devrait sortir de l'exposition fous du flou !... Un soin tout particulier est accordé aux différentes techniques, ingénieuses, étonnantes et parfois complexes, par lesquelles les plasticiens ont produit ce « flou » polysémique. Une question demeure cependant : à vouloir faire entrer autant de propositions, bien spécifiques, dans l'immense portail du flou (lequel n'est en général qu'un moyen), à subsumer tant de concepts (comme le fait un panneau final de l'exposition, où l'on trouve aussi bien « nuancé », « spirite » qu'« empreinte », « soustraction », etc.) dans cette notion très large, ne risque-t-on pas de manquer l'identité précise (désolé du qualificatif !) de ces travaux artistiques particuliers, voire de susciter un flou d'ensemble (mimèsis inconsciente ?) pour cette belle exposition sur le flou ?
Il était intéressant, vu le lieu, l'Orangerie, de partir des Nymphéas, en notant que si l'oeuvre a longtemps été regardée comme le parangon annonciateur de la peinture abstraite, « en revanche, le flou qui règne sur les vastes étendues aquatiques des grandes toiles de Claude Monet est resté un impensé. L'exposition prend cette dimension de l'oeuvre tardif du peintre comme point de départ, et fait du flou une clé offrant une nouvelle lecture d'un pan entier de la création plastique moderne et contemporaine ». Suit une interprétation, bien entendu invérifiable, suggérant que l'esthétique du flou pourrait, sur les ruines de l'après Seconde Guerre mondiale, se comprendre comme une réponse devant l'érosion des certitudes nettes, le bouleversement profond de l'ordre de ce monde « où la visibilité se brouille et où l'instabilité règne, aujourd'hui plus que jamais ». Évidemment, l'esthétique du flou s'est manifestée bien avant 1945, et une oeuvre magnifique de William Turner (1775-1851), rendant à merveille le vaporeux atmosphérique, inaugure l'exposition. Mais alors on aurait pu aller bien plus loin dans le temps : le « sfumato », ce modelé vaporeux suggérant par gradations de lumière et couleurs la profondeur de champ, date de la Renaissance. On attendait ensuite une référence à l'impressionnisme, elle accourt, bien entendu avec Le Bassin aux nymphéas, harmonie rose, 1900, de Claude Monet. Une autre à l'école photographique pictorialiste (Robert Demachy), mais c'est une photo d'Edward Steichen qui a été choisie. On s'engage ensuite dans l'après 1945, l'essentiel de l'exposition, et une sélection appréciable d'oeuvres, certaines fascinantes (Hommage à Monet, 2024, de Vincent Dulom, la vidéo dans le désert tunisien de Bill Viola), d'autres pathétiques (Kaddish : Menschlich, Sachlich, Örtlich, Sterblich, 1998, de Christian Boltanski, où les visages se perdent dans un flou de mort, l'effacement programmé de la Shoah), certaines attrayantes, telles les 103 photos floues d'amateurs, collectionnées par Sébastien Lifshitz, et d'autres enfin mystiques (comme Chapelle Notre-Dame du Haut, 1998, d'Hiroshi Sugimoto). Les voies sont multiples, les moyens nombreux pour fabriquer du flou.
Il ne reste plus alors, comme le dit Éluard, qu'à : « Prendre forme dans l'informe/Prendre empreinte dans le flou/Prendre sens dans l'insensé/Dans ce monde sans espoir ».
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