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La bibliothèque de l'amateur d'art
par Gérard-Georges Lemaire

Bibliothèque de l’amateur d’art par Gérard-Georges Lemaire
L’Herbe des nuits, Patrick Modiano, Gallimard, 200 p., 16,90 €.

Patrick Mondiano se révèle (c’est un fait incontestable) le plus intéressant et le plus paradoxal des écrivains français de notre temps. Et le plus talentueux. Et cela saute aux yeux avec plus d’évidence maintenant que le Nouveau Roman est un objet de dissection pour les universitaires depuis la disparition du regretté Alain Robbe-Grillet. Tout en écrivant des livres qui ont toutes les apparences du roman traditionnel, avec son style si léger, presque imperceptible, impalpable et pourtant inimitable, sa touche singulière, rien n’étant chez lui outré, choquant, étrange ou expérimental, il n’en est pas moins un auteur expérimental. L’Herbe des nuits, son nouveau roman, en est encore une fois la démonstration patente. L’incipit et ce qui suit l’annonce sotto voce : « Pourtant je n’ai pas rêvé. Je me surprends quelques fois à dire cette phrase dans la rue comme si j’entendais la voix d’un autre. Une voix blanche. » Notre narrateur tente de se réapproprier son passé. Des noms, des lieux, des événements, qu’il recoud peu à peu les uns aux autres sans jamais parvenir à reconstituer un récit complet. Tout semble tourner pour lui auteur de la figure d’une jeune femme, Dannie R., qu’il a connue à la cafétéria de la Cité universitaire. Fasciné, il tente de savoir qui elle est et il la suit dans ses déplacements en différents points de Paris. Plus il la fréquente, mieux il connaît ses amis, ses relations, et moins il comprend. En fait, en dépit des rares explications qu’elle lui fournit et de ses supputations, elle lui échappe tout à fait. Une partie du voile sera levé à la fin quand Langlais, un fonctionnaire du quai de Gesvres, désormais à la retraite lui donne un dossier qui lui apprend que cette femme insaisissable avait plusieurs identités et menait des agissement suspects. Mais ces révélations ne dissipent pas tout le mystère, et surtout le récit qu’il a pu élaborer au fil du temps et cette relation intense et de sa propre vie.
C’est cette manière de narrer une intrigue somme toute assez quelconque, qui a un début arbitraire et presque abrupt et pas vraiment de conclusion, avec tous ses errements et ses faux rebondissements qui se traduisent par une pérégrination sans fin au sein de la mémoire du narrateur - qui ne cesse de recomposer tous les éléments dont il dispose pour reconstituer un puzzle qui serait sa vérité, mais demeurant toujours une fiction indéchiffrable -, rappellent un peu l’esprit des romans et des nouvelles de Franz Kafka, souvent inachevés, mais aussi souvent inachevables. Il y a entre ces deux créateurs un lien profond, même si leur époque, leur culture et leur écriture différent beaucoup. Cet inachèvement si caractéristique de l’œuvre de Kafka est le principe fondateur des fictions de Modiano. Avec ce dernier, on éprouve un sentiment, étrange, vraiment déroutant, dérangeant même, que le roman se construit (se délite) à mesure qu’on le lit. Il se construit comme tout autre roman au début, mais ne fait que révéler tout ce qui n’y a pu s’y accomplir. En se construisant, il se déconstruit aussi. Et pourtant, on y puise une jouissance dans la lecture qui est rare. Kafka nous offre le même plaisir, même quand ses récits tournent court ou restent en suspens. C’est que l’un comme l’autre, chacun à sa manière, sait que l’esprit humain fabrique une histoire à partir de sa propre histoire de celle des autres, et qu’il n’a de laisse de ma métamorphoser à mesure que le cours des choses l’entraîne dans le temps de cet imaginaire qu’on peut croire être une réalité. En décrivant ce mécanisme mental, ils ont touché à ce qu’il a de plus ambigu, de plus beau, de plus tragique et de plus confondant dans la représentation qu’on se fait de notre monde. L’Herbe de la nuit reste tout à fait un récit auquel on peut croire. Et pourtant, cette affaire est tout à fait absurde. Elle n’a en fin de compte ni queue ni tête. Mais elle charrie des réminiscences, le Paris d’une certaine période, avec ses petits cafés cachés et ses hôtels borgnes, sa géographie secrète, à nulle autre comparable, qui sont à la fois poétiques et crédibles. Des vessies et des lanternes, Patrick Modiano connaît tous les secrets. Et comme l’auteur du Procès, il s’enfonce dans une quête absurde en empruntant des chemins improbables. Et cette damnée vérité n’est qu’un faux-semblant grâce auquel quelqu’un (l’auteur, le narrateur, le lecteur) peut vivre et ensuite mourir, en connaissances de cause, qui ne sont que des leurres et des chausse-trappes.

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Bibliothèque de l’amateur d’art par Gérard-Georges Lemaire
Provisoire, Jean-François Bory, La Maison d’été, 496 p., 35 €.
La Revue des revues, n°47, 128 p., 15,50 €.

Cette revue est unique en son genre et est dirigée par André Chabin : elle ne s’intéresse qu’à l’histoire des revues. Mais cette histoire est aussi celle des hommes et des femmes qui les font. Pour ce dernier numéro paru, c’est au tour de Jean-François Bory de parler de son expérience en la matière. Nul n’ignore qu’il a créé la revue désormais mythique, L’Humidité, après avoir fait Approches. L’entretien mené par Jean Duwa révèle un pan de la personnalité complexe de cet écrivain, à la fois romancier poète et artiste, directeur de collection et ici directeur de revue. C’est un beau document, qui contribue à compléter le puzzle intérieur de ce grand auteur.
Avec Provisoire, Jean-François Bory propose un cheminement à l’intérieur de son œuvre avec des textes poétiques, toutes sortes de créations allant du photomontage à la typopoésie, en passant par des entretiens et des photos souvenirs. Ne croyez pas que la messe est dite avec ce gros volume -, loin de là. C’est seulement certains aspects de sa vie et de sa recherche. Mais l’essentiel de ce qu’il a été et de ce qu’il est s’y révèle. Cela étant dit, il ne faut pas prendre l’ouvrage pour une sorte d’anthologie fantasque. C’est plutôt un regard qu’il porte sur lui-même et quelques thèmes majeurs qu‘il a développés tout au long de ces années. Le regard qu’il porte sur tout ce passé est d’ailleurs celui qui est le sien aujourd’hui : il sacrifie des pans entiers de sa littérature ! Abondamment illustré, il nous dit ce qu’il fait savoir de cette faculté constante d’être ailleurs chaque fois qu’il compose quelque chose. Le poète existe bien, mais ce poète en peut s’empêcher de raconter des histoires en bonne prose. Mais ce n’est pas un romancier dans ce cas, là, mais un poète qui s’adonne à une autre discipline avec l’esprit d’un poète. Son œuvre plastique est du même tabac : elle a toujours partie liée avec l’écriture. Bory nous enchante car c’est chez lui un feu d’artifice de la modernité qui se déroule sans temps morts, avec un je ne sais quoi d’ironique et de subtil qui rend ses poèmes uniques. A cela, s’ajoute le fait que toutes ces pages écrites, photographiées, dessinées (ou plutôt : calligraphiées), ces fausses sculptures en faux or, sont des fragments autobiographique. Mais sa vie, Bory, il la transpose, l’anamorphose, la transcende et la rétrograde, il en modifie sans fin les réalités et joue ces réalités contre ces imaginaires qui l’habitent. Une merveille pure à découvrir sans attendre !

 

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